Un peu de lecture ne fait pas de mal !
Rien que pour vous, voici un petit aperçu de mes histoires.
En premier lieu, les Merveilleuses. C'est un recueil d'histoires et de poésies, que j'ai mis pas mal de temps à écrire puis que j'ai réuni en un seul ensemble. En fait, je ne les ai pas écrites en même temps, mais je les ai choisies parce qu'elles me tiennent à coeur, pour une raison ou une autre.
Pour que vous puissiez avoir une petite idée de ce que j'écris, voici deux textes des Merveilleuses. Le premier s'appelle "Sang Double - Aseaïte". Le second s'appelle "La Légende des Deux Frères". J'espère de tout coeur que vous apprécierez cette lecture !
En premier lieu, les Merveilleuses. C'est un recueil d'histoires et de poésies, que j'ai mis pas mal de temps à écrire puis que j'ai réuni en un seul ensemble. En fait, je ne les ai pas écrites en même temps, mais je les ai choisies parce qu'elles me tiennent à coeur, pour une raison ou une autre.
Pour que vous puissiez avoir une petite idée de ce que j'écris, voici deux textes des Merveilleuses. Le premier s'appelle "Sang Double - Aseaïte". Le second s'appelle "La Légende des Deux Frères". J'espère de tout coeur que vous apprécierez cette lecture !
LES MERVEILLEUSES
Sang Double - Aseaïte
Ma mère, avec ses longs cheveux mauves bouclés lui tombant jusqu’au fessier, son regard vert et son mètre quatre-vingt tout de grâce et de douceur, était une humaine ; mon père, façonné par les pierres, dont le visage allongé se terminait par une barbe aussi dure que le roc, sans un poil, et dont le sommet du crâne portait une demi-douzaine de cornes, d’une bancheur immaculée, sans oublier les marques sur son menton couleur bleue, était un monstre. Enfin, lui n'était pas vraiment un monstre, il était en réalité un de ces êtres terrifiants, sans pitié et sans amour, qui sont appelés Yorods. Mon père était un Yorod différent des autres, puisqu’il est tombé amoureux d’une humaine. Elle était dans une troupe de Franks, les chasseurs des Yorods, et possédait une Arme intérieure qui avait appartenu, si je me souviens bien, à son grand-père. Sakoe feu ma mère me disait, généralement quand je la regardais avec émerveillement s'entraîner avec cette arme qu'elle aimait tant, qu'un jour, cette dernière m'appartiendrait.
Une Arme intérieure, c'est un puissant artefact imaginé puis fabriqué matériellement par un Frank, et qui, ensuite, fait partie intégrante de celui ou celle qui l'a créé. Il n’est pas rare pour un enfant de Frank qui se retrouve à son tour chasseur de Yorods, d’acquérir les armes de ses parents lorsqu’ils meurent. L’arme en question se soude à la main ou au bras directeur de celui ou celle qui la possède. Celle de ma mère était un long et large sabre au bout angulaire.
J’aimais qu’ils me racontent l’histoire de leur rencontre : Un jour que la troupe de ma mère devait combattre mon père sans l’avoir jamais vu, elle s’était retrouvée, je ne me souviens plus par quel hasard, seule face à lui. Ce fut le coup de foudre, et je suis née de leur amour. Ils se retirèrent et vécurent longtemps cachés, car si un Yorod seul fait horreur, que donne l’histoire d’amour entre un Yorod et une Humaine ? Quand j’étais petite, je ne comprenais pas pourquoi ils restaient dissimulés des autres ; je ne sus pour quelle raison ils ne le faisaient que le jour où d’autres Franks découvrirent le refuge de mes parents.
J'entamais ma neuvième année, mes parents avaient trouvé la solution pour vivre en paix, loin des deux races qui se faisaient guerres.
Nous nous dirigions vers une île verte et petite, où nous aurions la nourriture et l’eau nécessaire à notre survie, sur laquelle personne d’autre n’oserait jamais aller, et nous étions sur le chemin, entre collines et monts. Personne ne pouvait savoir que nous étions là, mon père occupait le poste de veilleur de nuit, et surveillait nos arrières la journée, quant à ma mère, elle surveillait à l’avant de notre caravane ridicule. Hommes et Yorods nous pourchassaient, il ne fallait absolument personne aux alentours. Et ce soir-là, ma mère m'avait dit que nous étions bientôt arrivés. Oui ! Nous allions enfin être heureux, on ne nous pourchasserait plus. J’entends encore les vagues percuter avec douceur le rivage d’une lointaine, très lointaine plage que je ne vis jamais. Car ce fut impossible :
Ce soir, alors que ma mère était en train de me coucher, sur une paille sèche mais dans laquelle j’aimais dormir, nous entendîmes des cris lointains. Mon père arriva comme une flèche vers nous, me prit et en un éclair, me déposa derrière un rocher, entre deux buissons. Je l’entendis parler avec ma mère, qu’ « ils » n’étaient pas loin et qu’il fallait faire vite. Maman tentait de ne pas pleurer, je l’entendais qui retenait ses larmes ; Et j'entendais aussi papa tentant de la réconforter en parlant doucement… ils me donnèrent une couverture, que je mis sur ma tête sans poser de questions, pour cacher les cornes que j'avais hérité de mon père, ainsi que les symboles sur mon menton. Ma mère, quant à elle, me donna son arme intérieure. Fiszter était son cadeau d’adieu, je le savais. Avec les traits de la morphologie de mon père, ce fut tout ce qu’il me resta d’eux. Pendant des heures, je les entendis se battre, hurler derrière ce rocher, lutter de toutes leurs forces. Et j'évitais de pleurer, je me retenais du mieux que je pouvais, je m'étouffais parfois, lorsqu'il n'y avait plus beaucoup de bruit, que les adversaires arrêtaient quelques secondes le combat afin de reprendre leur souffle.
Et j’entendis le dernier cri de chacun, les hurlements de douleur de mes parents poussés au même moment, qui transformèrent mon cœur en une glace que ni le feu ni le temps ne peuvent faire fondre. Ces monstrueux cris, ainsi que le sombre et lourd silence qui les suivit laissèrent en moi un vide immense que rien, jamais, ne pourra combler. Pendant deux jours et deux nuits, je me terrai là, tétanisée et ne sachant que faire, la peur me prenant tellement l’estomac que je n’arrivais même pas à en trembler, reprenant mon souffle par aspirations saccadées, après de longues séances d’apnées que je ne pouvais pas contrôler, les yeux grands ouverts et regardant droit devant. Deux jours et deux nuits. Sans dormir. Sans manger, sans rien faire excepté craindre.
Au bout de la seconde nuit, un sifflement me fit sortir de ma prison de peur. Un doux cri de hibou. De petit hibou. Toutes les trois à cinq secondes, un petit sifflement. Cela me calma.
Je décidai de sortir de ma cachette ; à pas feutrés, je parvins jusqu’aux dépouilles de mes deux parents, que personne n’avait dû regarder lors de leur dernier souffle avec autre chose que de la haine. Je m’approchai d’abord de ma mère. Je regardai son si joli visage fin brûlé par le pouvoir divin qui l’avait tuée, puis passai à ses épaules, ses bras, eux aussi brûlés et déchiquetés, sa main gauche dans laquelle se tenait encore celle de mon père.
Ils étaient morts main dans la main.
Là, je me mis à pleurer toutes les larmes de mon corps sans aucune retenue. Je ne le pouvais pas, je ne le voulais pas d’ailleurs. Le petit hibou au loin continua son beau petit cri régulier, comme pour m’accompagner dans mon deuil. Cette présence me rassura. Pendant quelques heures, je restai sur place à regarder mes parents morts, affalés par terre, les larmes sortant de mes yeux et coulant sur mes joues sans que je les retienne, doucement, chaudement.
Après ce moment-là, quand le jour fit son apparition, quand je me rendis compte que le petit hibou ne chantait plus, je me dis que la meilleure chose à faire pour honorer mes parents était de faire ce qu'ils auraient voulu que je fasse. Mon père était contre toutes les manières des autres de sa race, et ma mère une chasseuse de Yorods. Il fallait donc que je me range du côté des Humains, mais comment se faire accepter par un groupe si l’on a des cornes sur le front – quelque peu molles, certes, mais en cours de croissance – et des symboles étranges sur le menton, signes que seuls les Yorods possédaient ? De plus que même si je n’avais que neuf ans à l’époque, j’étais tout de même assez résistante, puissante et très rapide. Il n’allait pas être facile pour moi de me fondre dans la masse humaine sans avoir à affronter les regards et les questions indiscrètes…
Ainsi, à l'aide d'habits et d'autres affaires que mes parents avaient pris pour notre voyage, je me fis un turban, peu de temps après remplacé par un casque sur lequel j'avais fait deux trous, pour cacher uniquement la racine de mes cornes ainsi qu'une écharpe que je garde constamment sur moi et qui dissimule le bas de mon visage avec mes symboles. Après cela, j’allai voir un tatoueur. Ces hommes et femmes semblent n’avoir aucun âge, et la sagesse dont ils font preuve m’a toujours subjuguée, parce que celui que je suis allée voir pour la première fois ne m’a rien dit malgré le fait que j’ai été obligée de lui dévoiler ma véritable identité. Il s’était contenté de tatouer la marque des Franks. Si je trouvais ou formais un groupe, il ne me manquerait plus qu’ajouter le tatouage du groupe, pour symboliser mon allégeance à ce groupe. Pendant quelques années, je voyageai seule et tuai environ une dizaine de Yorods. Jusqu'à mes douze ans, où un jour, un groupe de Franks remarqua ma robustesse, ma précision sans oublier ma souplesse et me demanda à me joindre à eux. J’allais avoir un nouveau symbole sur l’épaule.
Le groupe des Esirov m’accepta en son sein malgré le grand mystère voilant mon passé, que je n’ai jamais dévoilé à personne, ils me posent d’ailleurs le minimum de questions et s’ils m’en posent tout de même, ils font tout pour qu’elles n’atterrissent pas dans les terres brûlées de ce pays dévasté qu’est mon enfance. Ils savent très peu de choses sur moi, sauf que je me bats comme si la vie du reste du monde en dépendait, que j’aime écouter les oiseaux de nuit, que je les adore comme ma famille et que je ne supporte pas que l’on parle de moi lorsque je suis dans les parages.
Tout comme je n’ai jamais abordé ma vie passée avec quelqu’un, je n’ai encore jamais montré l’Arme intérieure de ma mère à qui que ce soit. Mes armes sont une épée bâtarde d'une main, que j'ai appelée Luka et un marteau en métal, qui porte le nom de Sika, dont j'aime me servir en même temps. Le passé pour moi a de l’importance et n’en a pas. Il fait ce que je suis aujourd’hui, mais à cause de lui, je ne pense plus qu’au présent. Il faut vivre dans le présent, voire dans le futur, mais jamais dans le passé. Je m’appelle Aseaïte, j’ai à présent dix-huit ans, et mon équipe est composée de cinq membres :
Esirov est le chef de notre groupe, qui était le plus jeune avant de demander mon aide au sein de la bande, il avait dix-neuf ans lorsqu’ils m’ont recueillie. Les chefs de groupes de Franks donnent leur nom au groupe. C’est un jeune homme plein de vie et d’envie d’apprendre chaque jour sur ce qui l’entoure. Il est celui qui cherche toujours à m’améliorer, à m’aider parce qu’il croit savoir au fond de lui que j’ai vécu un drame. Peut-être a-t-il eu un passé similaire au mien ? Il est grand, ses cheveux mi longs soigneusement peignés sur les côtés sont roux, ses yeux d'ambre et ses sourcils fins. Ce sont les premières choses qui frappent chez lui. Curieux de tout, ses yeux s’agrandissent d’impatience et ses sourcils se haussent lorsqu’il a découvert quelque chose qu’il ne connaît pas. Son Arme intérieure est une arbalète dirigée uniquement par l’esprit de ce jeune et beau garçon.
Il lui suffit de fermer les yeux et de penser à sa cible, son arbalète se dirige automatiquement vers elle, il suffit qu’il l’ait déjà vue bien entendu.
Il y a aussi Gaxli, certainement le plus âgé de nous tous. Un homme dans la quarantaine, plus grand qu’Esirov et très musclé, mais svelte. De gros sourcils noir de jais, comme ses cheveux, des yeux couleur bleu marine, un sourire presque sadique même s'il ne pense rien de méchant, un esprit impénétrable, un calme imperturbable… cet homme est la douceur incarnée, mais il fait peur rien que, lorsqu'il vous regarde dans les yeux. L’habit ne fait pas le moine. Son Arme intérieure est une faux dont le manche fait à peu près sa taille mais dont la lame en fait le double.
Ensuite, Jec, un homme sans âge, qui n’a confiance qu’en lui et peut-être en Esirov. Même s'il connaît les membres depuis le début du groupe - c'est avec lui qu'Esirov a décidé de créer les Esirov - il ne peut s'empêcher de rester en retrait, comme s'il n'avait vraiment confiance qu'en Esirov, qui est, d'après ce que j'ai cru comprendre, son premier ami. Jec porte un casque qui lui masque uniquement les joues et les cheveux, mais qui fait étrangement ressortir la lueur malicieuse de ses yeux d’or ; une des particularités qui choquent chez cet homme à l’allure sombre est son sourire ; en effet, ses dents sont, même lui n’a jamais su pourquoi, pointues comme celles des canins. J’aime bien à l’appeler le Cracheur de Feu, parce que son Arme intérieure est une masse enflammée dont il se sert souvent, non pas pour frapper, mais pour souffler sur le bord face à son adversaire ; ce qu’il appelle le feu en ressort sous une forme et d’une façon différente suivant la nature apparente du Yorod. Je l’admire énormément.
Et enfin Boe, un jeune homme à peine plus vieux qu’Esirov. Il maîtrise bien des pouvoirs divins, à la perfection pourrait-on dire. Très petit de taille – même moi, je le dépasse – il n’est pas pour autant lésé dans les combats, pendant lesquels ses amis – moi compris – font tout pour que ce soit lui qui porte le coup fatal ; c’est une sorte de bénédiction. Il est tellement rapide que seul un Yorod particulièrement puissant peut être éventuellement capable de le blesser. Il est d’une beauté rare, et malgré le fait que nous nous disputions rarement, cherche toujours à adoucir le groupe si quelque chose ne va pas entre nous. Malgré toutes ces qualités, il reste très timide, surtout envers moi qui ne le connais que depuis six ans. Il possède une Arme intérieure qui ne l’aide pas à lutter physiquement dans un combat, mais mentalement, car c’est une sorte de bâton de magie qui renforce ses pouvoirs et lui permet de nous aider à nous concentrer sur ce que nous faisons. Il peut attaquer et nous seconder en même temps !
Les Esirov m’ont très bien acceptée dans le groupe lorsque je suis arrivée ; aujourd’hui encore, ils me prennent un peu pour leur petite sœur. Moi, je combats pour mon père, Aïagar, un Yorod qui ne voulait pas ressembler aux autres, et pour ma mère Sakoe, qui serait certainement fière de moi si elle me voyait aujourd’hui. Ce que je veux, c’est tuer tous les Yorods, en dépit du fait que ce n’est sans doute pas ce qu’auraient voulu mes parents. Je veux protéger mes amis coûte que coûte de mon funeste passé et me battre à leur place s’il le faut mais tout faire pour qu’ils ne luttent pas pour moi, je n’en vaux pas la peine. S’ils savaient ce que je suis réellement, je ne crois pas qu’ils me contrediraient. Je sais qu’ils se posent de plus en plus de questions vis-à-vis de moi, mais si je leur dis ne serait-ce que le début de mon histoire, ça serait la fin de la nôtre, tant pour moi que pour eux ; et je ne veux pas leur faire de mal. Je les respecte trop pour cela.
Aujourd’hui, le soleil brille haut dans le ciel.
Il se pourrait qu’un Yorod se cache non loin de la ville dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. Il s’appelle d’après nos sources Artag, Seigneur Rouge d’après ses confrères. Ce nom ressort de plus en plus ces derniers temps. On dit qu’il aurait déjà six flèches à son bracelet ; c’est une façon de donner le niveau du Yorod comme nous avons des marques sur le bras. Il faut l’arrêter le plus vite possible, sinon il risquerait de faire des dégâts… de plus, il semblerait qu’il ait tué bien des Franks. Je n'en parle pas à mes compagnons, mais depuis quelque temps, je réfléchis et je crois bien que ce nom me dit quelque chose. Je me rappelle qu'il a tué de très bons Franks, et qu'il est réputé pour faire des soupes de sang de ses victimes, … je crois que mes parents ne l'aimaient pas.
Jec l’a déjà rencontré, dit-il, avant de croiser le chemin de la Compagnie ; c’était lorsqu’il était encore seul, donc. Il dit que c’est un Yorod particulier, et qu’il ne s’attaque souvent qu’aux Franks solitaires, c’est un fourbe. Un de ses talents les plus grands est le mal spirituel. Il aime abattre les esprits des gens, des Franks plus précisément, c’est pourquoi il n’attaque jamais aucun villageois, c’est aussi pourquoi il a déjà six flèches. Nous allons l’éliminer ! Il ne pourra pas continuer comme ça, nous devons l’arrêter. Peut-être que, pour une fois, Fiszter aura la chance de me servir.
C’est sans doute l’une des créatures les plus puissantes que nous aurons à affronter, alors mon Arme Intérieure pourrait m’être d’une étonnante utilité. J’ai hâte. Pour une des très rares fois de ma vie, j’ai hâte.
Esirov lit sur mon visage d’habitude si fermé que je suis impatiente. Nous marchons dans un lieu désolé, vers un village, qui ne se situe pas loin de notre cible d’après les derniers renseignements que nous avons reçus. Ainsi, il s’approche de moi et me tape sur l’épaule :
_ On va casser du Yorod.
_ Vivement, répondis-je. J’ai envie de me dégourdir les jambes et les bras.
_ Celui-là vaut beaucoup !
Le jeune homme me tend le billet sur lequel on lit que le prix pour ce Yorod est de 50 000 sous. Mes yeux brillent. Ce n’est pas pour l’argent, c’est en réalité parce que c’est un Yorod apparemment puissant, je ne m’intéresse pas à l’argent. Je vais leur payer un bon dîner bien chaud, je ne sais jamais que faire de ce que je gagne.
_ Ça sera déjà difficile de le trouver, il voyage sans arrêt.
_ On a vu pire, dis-je. D’ailleurs on n’a toujours pas retrouvé ce Glil.
_ On le trouvera quand on le trouvera.
Je souris face à cette si belle spontanéité du jeune homme. Il ne changera décidément jamais, et c’est aussi bien comme ça. Il sourit aussi.
_ En tout cas, il faut récupérer des forces, dis-je. Cela fait quelques jours que nous marchons dans cette région, et nous sommes arrêtés dans un seul village, il y a deux jours. Donc je vous offre le resto !
_ Arrête, me répond-il. Tu vas gaspiller tes sous !
_ Ce n’est pas du gaspillage, je suis heureuse de vous le payer. Tu sais que j'ai horreur que l'on me refuse une offre.
_ Moi j’accepte volontiers, dit timidement Boe non loin.
_ Et je n'ai jamais dit que je ne voulais pas venir, Lance Jec.
Gaxli s’avance, et répond :
_ Si notre chef ne veut pas venir, tant pis pour lui.
_ Bien… Puisque tout le monde y va et que je suis le meneur de tout ce monde, je suis contraint et forcé d’y aller de même, achève Esirov.
Nous voyons enfin la Porte de ce petit village non loin de ce Yorod que nous devons tuer bientôt.
Comme d'habitude, l'Acia, qui la surveille, son gardien, à la forme d'une chouette perchée sur une branche, nous salue. Grâce à mon sens de l’orientation – que je tiens de mon père – je parviens, à l’odeur, à trouver un restaurant très réputé de par le Pays. Sur le chemin, les gens se retournent sur notre passage ; nous sommes apparemment très connus par ici, j’entends des murmures sur nous. Les enfants poussent des « oh » et des « ah ». Les promeneurs écarquillent les yeux. On s’écarte pour nous laisser passer, sans doute par respect et par crainte.
Nous entrons dans l’auberge. À notre arrivée, les buveurs et les mangeurs arrêtent un instant leurs activités pour se retourner et nous voir, nous les Esirov. Deux grands hommes, dont un est roux et l’autre a l’apparence d’un rustre ; deux petits, l’un est coiffé d’un casque et masqué par un turban, l’autre tient à la main une sorte de canne vieille de mille ans ; et un dernier, entre grands et petits, à l’aspect général mystérieux. Oui, les gens se posent des questions sur nous, c'est normal. L’aubergiste nous aperçoit, il est aussi impressionné que ses buveurs, sinon plus. Il esquisse un immense sourire et dans ses yeux brille une lueur de bonheur ; bonheur de savoir que des Franks réputés sont les clients de son restaurant, sans doute…
_ Ne vous gênez pas, vous êtes les bienvenus. Installez-vous.
Des gens sont assis, qui s’écartent à ces mots pour nous faire de la place à une table. Comme si nous avions la lèpre ! Je n'aime pas que l'on nous traite comme des chiens galleux.
Ne prêtant pas la moindre attention à ce détail comme je le fais, Gaxli s’avance pour demander à l’aubergiste :
_ Excusez-nous, pourrions-nous avoir le…
_ Ne réclamez rien, coupe-t-il. Pour vous, ça sera la spécialité du chef. Attendez juste quelques instants.
Nous nous regardons alors, surpris par l’accueil de cet homme, puis nous installons à nos places. Aucun de nous n’est à l’aise car tout le monde nous regarde d’un œil inquiet ; Je sens déjà Boe raide, droit comme un I dans sa chaise, il n'ose faire un seul mouvement ; Même Esirov, que nous connaissons pour son sang froid, est un peu tendu. C’est le calme plat, si ce n’est le silence complet. Jec retire son casque comme pour se donner une contenance, et je tousse un peu afin de combler ce vide musical qui nous entoure. Les gens ont attentivement observé.
_ Dis, maman. Pourquoi il n’enlève pas son casque l’autre monsieur ? Demande soudain un gamin insouciant perçant alors le silence.
Esirov me regarde avec une envie de hurler de rire, ça se voit dans ses yeux… parce que l’autre monsieur dont parle le gamin, c’est moi, une jeune femme. C’est comme ça tous les jours : Les gens me confondent souvent avec un homme parce que je n’ai pas pour habitude de m’habiller comme une femme. Je me bâche un maximum pour que l'on ne voie pas mon corps. J’ai honte de moi…
_ Parce qu’il n’en a pas envie, répond la mère doucement à son enfant.
Je n'ose pas me tourner, ils sont derrière moi. Jec me lance un regard compréhensif. « C’est comme ça, il faut s’y faire » voilà ce que veut dire ce regard ! Je souris à cela, mais nous n’avons pas même le temps d’en dire ou d’en faire plus qu’une petite main se pose sur mon bras. Surprise, je me retourne vivement, c'est le gamin qui m'observe avec de grands yeux bleu clair. Que va-t-il me dire ? Que va-t-il me faire ?
_ Dis, est-ce que je peux t'ucher ton 'asque ?'
_ Euh… ou, répondis-je.
Il touche, il est apparemment émerveillé de voir un casque de cette forme sur le crâne de quelqu’un. Il n’est pourtant pas différent des autres, mon casque… excepté le fait qu’il possède des cornes.
_ Tu es un Frank ? Demande-t-il.
_ Oui, j’en suis un. Dans ma famille, on l’est de génération en génération. Pourquoi me demandes-tu ça ? Tu veux en devenir un toi aussi ?
_ Pas moi, mais mon papa, il est Frank aussi. Et il travaille pour mon village.
_ Ton papa a beaucoup de mérite, tu sais, dit alors Esirov comme pour me venir en aide. C’est un métier très difficile.
_ Ouais, il me le dit aussi. Il ne veut pas que j'en sois un parce que c'est très dangereux, il dit, et parce que tu ne sais jamais quand tu rentres à la maison. Alors papa, il part pour tuer des méchants, et moi je reste ici pour veiller sur maman.
_ Continue comme ça, dis-je. Tant que tu seras loin du danger, tout ira bien pour toi et ta maman. Surveille-la pour nous.
_ D’accord, répond le gamin, rougissant de timidité.
Il nous admire, ça se voit dans ses yeux, sa façon de se comporter avec nous, de garder ses mains dans son dos comme un enfant modèle. Il aimerait tant être comme nous. Mais il sait que s’il part pour devenir Frank, sa mère ne sera plus en sécurité. Ainsi, il laisse aux autres la chance de le devenir, et lui il reste là pour protéger sa maman adorée. Que c’est beau l’amour d’un enfant !!!
_ Arog, reviens, fait alors la mère, apparemment surprise qu’il se trouve ici.
_ Mais maman…
_ Votre enfant ne nous dérange pas, fait Boe. Dans notre métier, on croise rarement des gens qui sont agréables envers nous. Arog semble avoir un bon contact avec les gens. Laissez-le faire.
Boe qui parle ainsi ? Et pendant un si long moment ? C’est une première, je ne l’avais jamais vu. Il ne parle jamais aussi longtemps en compagnie des autres. D’habitude il faut toujours lui arracher les mots de la bouche, et encore il se contente d’acquiescer lorsque l’on lui parle. Cet enfant semble le détendre un peu rien que par sa présence. Il est si adorable par les propos qu’il tient, que j’observe en fait, que finalement, nous nous sommes tous décontractés. Il dégage une bonne aura, je la sens flotter autour de nous, comme un souffle de bonne humeur et de joie. Mon sens Yorod.
_ Non, il ne nous dérange pas du tout.
Les gens ont repris leurs activités, comme si nous faisions partie des leurs, des personnes normales. Nous invitons la femme et son enfant à s’asseoir à notre table. Ils acceptent grâce à l’insistance du petit qui s’assoit sur mes genoux. Les autres me lancent des regards complices.
_ Tu es Frank depuis combien de temps ? Demande encore le petit garçon.
_ Cela doit faire neuf ans, répondis-je.
_ Et vous ? Demande-t-il aux autres.
_ On ne sait plus, fait Gaxli. Cela fait longtemps !
_Mon papa, il est Frank depuis qu’il a quinze ans. Et mon grand frère aussi, il est Frank. Depuis cette année.
_ Et il a quel âge ? Demande Jec.
_ Il va bientôt en avoir dix-neuf.
Esirov et Boe se regardent, ils se sont compris. « Il faut un début à tout » dit ce langage des yeux. Je souris pour moi. Je me rappelle que ma mère était devenue Frank à partir de ses dix ou onze ans seulement, je crois. Elle est partie tôt. Quand je vois ce petit, il n'a même pas six ans. Non, il en a moins. Peut-être 4. Oui, il est trop petit, cet Arog. Cela me fait mal au cœur de savoir que son père est peut-être mort tué par un Yorod à l’heure qu’il est… ne pensons pas à ça. L’aubergiste ressort de la cuisine, avec deux plateaux, cinq plats. Les plats débordent tellement, il les a chargés.
_ Ne demandez pas combien cela vous coûtera, c’est un cadeau de la maison.
_ Mais…
_ Il n’y a pas de « mais », cela nous fait plaisir de vous offrir ce repas !
Nous restons une fois de plus sans voix face à cet homme qui ne veut pas que je paye, puis je regarde Gaxli, qui hausse les épaules comme pour dire « tant mieux pour toi, tu pourras t’acheter des vêtements de femme, peut-être, à l’occasion. »
Finalement, ce n’est pas si mal d’être accepté ainsi chez les gens ! Je vais finir par m’y faire, puis on ne pourra plus quitter ce village ! En cas, nous pourrions toujours revenir ici lorsque nous aurons fait notre devoir, c'est-à-dire tuer un dangereux Yorod.
_ Et comment tu t’appelles ? Me demande encore le petit. Et comment tes copains, ils s’appellent ?
_ Moi, je m’appelle Aseaïte, mais mon surnom c’est Aïce. Je te présente Esirov, le chef de notre groupe de Franks, Gaxli l’ancien, Jec qui est comme le frère d’Esirov et Boe, notre magicien et presque sage.
_ Houa ! Il fait des sorts ?
_ Ouais, répond Esirov. Il est passé maître dans les pouvoirs divins.
_ Mais tu grossis un peu trop les traits, Esirov, comme Aïce, comme toujours… dit Boe, humblement et presque caché derrière sa main, qu'il a timidement mise devant sa bouche pour que l'on ne voie pas qu'il sourit que l'on dit tant de bien de lui.
_ Boe est un modeste, souffle Jec au petit. Il n'aime pas que l'on dise trop de bien de lui. Il trouve ça démesuré.
Nous mangeons notre repas, excellent quelle qu’en soit la composition, tout en continuant de discuter avec la mère et son enfant. Le petit Arog nous conte avec fantaisie et admiration les mille et une péripéties de son père, c’est touchant. Si cet homme savait la chance qu'il a d'avoir un enfant pareil, il n'oserait même plus partir au-dehors et faire la guerre aux Yorods, il viendrait voir à quelle rapidité pousse sa petite plante.
Moi, je ne peux parler. C’est maintenant que ça me démange, j’ai envie de raconter ma vie. De crâner en montrant mes cornes encore molles en disant « vous voyez ça, c’est de mon père ! Eh ouais, j’ai du sang Yorod ! » C’est peut-être la première fois, mais ça me fait tout drôle. Mon père, il a fait ci, ma mère elle a dit ça… que c’est beau finalement de parler du passé, de parler de tout ça…
_ Tu sais que mon papa, un jour, il a été obligé de tuer un autre Frank ?
Mes coéquipiers échangent un regard de surprise. C’est l’incompréhension. Pourquoi un Frank en tuerait un autre… peut-être parce que l’autre a été mauvais ? Vraiment, les Franks sont censés faire le bien et, donc, tuer les Yorods. Mais pourquoi s’entretueraient-ils ?
_ Pour quelles raisons a-t-il fait ça ? Demande alors Esirov.
_ Parce que l’autre Frank, eh bien il était avec un Yorod. Le Frank, c'était une femme, et y paraît qu'elle était super forte à tuer les Yorods, mais un jour elle a quitté sa troupe et elle avait été d'accord pour être esclave du Yorod.
_ On n'est jamais d'accord pour être esclave d'un...
Je comprends maintenant… et moi qui trouvais ce petit si mignon, si gentil, si adorable, moi qui me suis laissée bercer par sa jolie voix fluette, mais comment j’ai pu… il est le fils d’un des meurtriers de mes parents et moi je discute avec ce gamin sur mes genoux. Que se passe-t-il ? Soudain, une douce colère commence à entrer dans mon cœur, j’ai l’impression que ma tête est écrasée sous un poids énorme. Il faut que je reste calme, que je ne fasse aucun geste brusque…
_ Que t’arrive-t-il ? Demande Esirov, ayant certainement vu le teint glacé qu'a pris ma peau.
_ J’ai… avalé de travers. Veuillez m’excuser une minute !
Je me lève, je pose le gamin au sol, puis je m’en vais aux toilettes. Là, un lavabo se dresse devant moi ; une bénédiction ! Je n’ai pas même le temps de penser à quoi que ce soit que je vomis tout ce que je viens d’avaler. Je m’arrête au bout de quelques secondes, puis je regarde les carreaux sur le mur devant moi. La rage monte dans ma gorge, je sens mes oreilles et mes joues chauffer, mon regard que je vois dans le reflet blanc qu’offre le lavabo, se fait plus dur. J’ai envie de tuer ce gosse. Moi qui ai pourtant toujours pensé que mon passé ne ressurgirait jamais, je me retrouve avec un enfant qui raconte d’une façon bâclée la vie de mes parents devant mes compagnons de route…
Il ne faut pas s’énerver. Cela ne fera qu'empirer les choses. Je me défoulerai sur le Yorod que l'on chassera cet après-midi. Je m’observe encore un peu, mes yeux sont brillants, comme si j’allais pleurer ; Je baisse un peu mon turban pour voir les couleurs qu'ont prises les petites marques Yorods sur mon menton. Rien de grave. Allons-y, ils ne doivent pas s’inquiéter.
Je retourne en haut, à la table. Ma couleur pâle n’est pas tout à fait partie, et les autres ont vu que j’avais vomi. Fort heureusement pour moi, ils n’en connaissent pas la cause ; ils ne s’en doutent pas, ils me connaissent depuis bien trop longtemps. Il n’y a que Jec qui pourrait éventuellement penser qu’il s’agit de cette histoire, mais je n’y crois pas.
_ Maintenant qu’Aïce est de retour, tu peux raconter la suite.
Quoi ? Parce qu’il y a une suite ?
_ Ouais, la Frank, elle a donc été d'accord pour être esclave du Yorod, et il paraît qu'ils ont eu un fils, aussi sanguinaire que le Yorod. Mais personne ne l’a jamais trouvé.
Je ne peux m’empêcher d’entrer dans le débat :
_ Comment sait-on qu’il est aussi sanguinaire que son père ?
_ Un Yorod ne peut pas être père, répond Boe ; c’est spirituellement et moralement impossible. Je croyais que tu savais cela, pourtant.
_ Comment peut-on dire alors qu’ils ont eu un enfant ?
_ Il l’a sans doute violée, dit alors Jec. D’ailleurs une femme qui accepte d’être esclave… ça reste à voir. Et puis, un fils de Yorod, ce n’est pas un enfant, c’est un monstre.
Comme ils parlent… je ne les reconnais plus. Moi qui croyais avoir trouvé des personnes capables de me comprendre, rien. Je n’arrive pas à croire comment ils peuvent penser qu’un Yorod peut ne pas être père. Pour eux, effectivement, tous les Yorods sont des monstres, des créatures sanguinaires qui ne rêvent que d’une chose : tuer tout ce qui se trouve à portée !
_ Mais y paraît, d’après mon papa, qu’y’avait pas que des hommes. Y'avait aussi un ou deux Yorods là-bas.
_ L’enfant n’a pas dû survivre.
_ Dis plutôt la créature, lâche Gaxli. Ce n’est pas un enfant à ce stade.
Ils parlent ainsi de moi sans le vouloir. S’ils le savaient, me tueraient-ils sur-le-champ ? Je voudrais leur lâcher au visage que ce sont des idiots, que je suis ce qu’ils sont incapables de croire que je peux être, mais ça serait stupide… cela ne ferait qu’accélérer les malheurs… Essayons, testons le sol du terrain sur lequel je pénètre :
_ Admettons que ça soit l’un de nous. Vous le traiteriez comment ?
_ C’est impossible, fait Esirov. Gaxli est trop vieux, je suis trop jeune, Jec n’est pas assez costaud, Boe pas assez grand, et toi tu es trop jolie.
Je reste sans voix. Ainsi, les Yorods sont grands, costauds, sans âge et laids ? Les hommes font bien vite des catégories où ranger les autres… c’est hallucinant. Ils sont monstrueux, parfois plus peut-être que ces si terribles Yorods. Pourquoi sont-ils comme ça, à mettre des étiquettes sur le dos des individus et à croire tout ce que l’on peut raconter ?
Je dois sauver la réputation de mon père, je dois leur donner le nom que les autres Yorods avaient trouvé pour lui :
_ Les Yorods se donnent des surnoms entre eux, et c’est selon la nature de chacun. Tout le monde sait ça. Sais-tu quel surnom les autres Yorods avaient donné à celui qui a réduit cette Frank en « esclavage » ?
_ Non, je ne sais pas, fait l'enfant avide de savoir.
_ Ils l’avaient surnommé le Différent, le Calme et le Juste.
_ Comment sais-tu ça, toi ? Demande Gaxli, stupéfait.
_ J’en avais déjà entendu parler, un jour où j’étais partie en chasse ; C'était avant de vous connaître bien sûr ; je l’ai entendu dire entre deux Yorods, ainsi que le fait qu’ils allaient le tuer. Je savais qu’il aimait une femme humaine.
_ Tu ignorais donc le reste ?
_ On peut dire ça. Mais aimer, tout le monde en est capable. Les Yorods aussi en ont le droit… vous ne croyez pas ?
Les autres échangent un regard de stupéfaction, j’ai toujours détesté les Yorods, et là je reviens de loin pour leur dire qu’ils ont le droit d’aimer. Ils ont en effet de quoi se poser des questions. Je soupire et hausse les épaules.
_ Laissez tomber.
Personne ne retient l’incident, l’affaire est close. C’est aussi bien. Nous pouvons passer à autre chose, maintenant ! Je ne voudrais pas qu’il y ait quelque chose à cause de moi ou de ce gamin.
Nous avons fini notre repas, nous allons enfin nous acharner sur cette monstrueuse chose, ce Yorod nommé Seigneur Sanglant. Nous allons lui faire ravaler sa carrure et sa fierté.
Esirov a senti mon regard déterminé, et il est intérieurement d’accord avec moi, même s’il se sent bien ici, nous devons y aller. Il a envie de détruire ce monstre, pour sauver le gamin et sa mère, c’est un garçon plein de bonne volonté, il a le même regard que Boe.
_ Nous devons partir, maintenant, dis-je.
_ Artag et moi devrions vous laisser, répond la femme en prenant son enfant dans ses bras.
Finalement, je l’aime bien ce petit, ce n’est pas de sa faute si son père a tué le mien ainsi que ma mère, et déformé leur histoire d’amour. Ce sont mes amis, que je croyais pourtant connaître, qui me semblent à présent étrangers. Je ne les comprends plus. Ils se lèvent, je fais de même. Jec remet son casque et le petit me donne la main. Je le regarde : c’est son père le tueur, pas lui.
Les gens continuent leurs activités, mais le font tout en nous regardant. Sommes-nous si intéressants que ça ? Nous sortons tous de l’auberge, après que j’ai laissé cinq sous sur le comptoir. Le petit ne veut pas que l'on parte, je sens sa main serrée dans la mienne et j'imagine que derrière son regard vide se trouvent plein de pensées, il ne parle plus. Mais moi, même si ce n’est pas lui l’assassin de mes parents, j’ai envie de le voir partir pour oublier au plus vite cette histoire. Pour pouvoir me défouler sur cet Artag, déverser enfin toute la haine sur ce Yorod plutôt que sur un enfant innocent d’un crime qui m’a indirectement touchée.
L'Acia nous voit, puis dit :
_ Faites attention, il est derrière. Tout seul et il vous attend. Il ne veut pas d’observateurs.
_ Nous devons vous quitter ici, dit chaleureusement Esirov en se tournant vers la mère et son petit.
_ Au revoir.
L’enfant fait un bisou sur la joue de chacun d’entre nous, ‘pour nous protéger du Yorod’. Il est trop beau ce gamin, comment lui en vouloir ? Son père a tué mes parents, mais rien n’est de sa faute à lui, au petit Arog.
Je me baisse et lui donne une bague ayant auparavant appartenu à ma mère, et que j'avais enlevée de son doigt lorsque la vie la quitta. Lorsqu’il ouvre la main, je dépose l’objet à l’intérieur et en la refermant, je lui dis doucement :
_ Je reviendrai pour récupérer ça. Nous reviendrons.
Les yeux du petit brillent, il est tellement heureux que je lui confie une preuve de notre retour prochain. À son tour, il cherche dans sa poche et en sort un étrange objet. C’est une pierre précieuse. Il me la tend et dit :
_ Moi, je te donne ça. C’est moi qui l’ai trouvé dans une roche pas très loin d’ici. Je te montrerai quand tu reviendras. Cela te protégera du méchant Yorod.
Je regarde l’enfant. Sa naïveté est touchante, j’aime ce petit, il est trop mignon avec ses grands yeux pleins de gaieté et son large sourire. Et s’il savait que je suis semi-Yorod ?
_ Je vais lui donner une leçon, dis-je. Et je te donnerai un objet à lui pour que tu saches qu’il est bien mort.
_ Et tu vas gagner une marque ?
_ Je l’espère.
Je lui fais un clin d’œil, il sourit en retour.
_ Nous t’attendons, Aïce.
_ J’arrive.
Je pose ma main sur l’épaule de ce gamin dont le cœur est sans doute en train de battre la chamade à l’idée que nous allons risquer notre vie pour le sauver, lui et tout le reste de son village, et rejoins mes compagnons de l’autre côté. Je me retourne à temps pour voir l’ombre du petit disparaissant derrière la porte qui se referme.
Mes amis me regardent avec compréhension. Ils voient bien que je suis dingue de cet enfant, Esirov met même la main sur mon épaule. Ce geste est purement particulier, c’est le geste du héros qui dit à son compagnon : « t’en fais pas, on l’aura ». Je lui fais un clin d’œil, à lui aussi, comme pour dire « on va y arriver », alors que je sais parfaitement que dans l’inconscient ou le subconscient de chacun tambourine la question que personne n’écoute tellement elle est dénuée d’optimisme : « et si on n’y arrivait pas ? »
Sans prêter la moindre attention à cette question que j’ai toujours ressentie comme un échec de la pensée, je m’avance vers le territoire de nos ennemis de toujours ; Je suis au-devant de mon groupe avec, à mes côtés, un Esirov qui se dresse plus que d'habitude.
Devant nous, un Yorod de couleur blanche, comme s'il était pur. Ce qui fait tache sur lui, et c'est le cas de dire, c'est son crâne, couleur Rouge Sang comme s'il se fût plongé la tête dans une grosse marmite de chair en décomposition. On dirait vraiment une tâche. Ses ‘trophées', ce qu'il garde de ses plus grandes victoires contre des Franks solitaires ou en groupes sont sur son bras droit et ses oreilles, sans oublier sa cape. Ce sont des bijoux pour la plupart, des bagues et des pendentifs. Il a les yeux bleus avec un regard – étrangement – doux et plutôt agréable. Personne ne parle, aucun oiseau ne chante, on n’entend que nos pas qui foulent la terre séchée. Le calme avant la tempête.
_ Depuis le temps que je n’avais pas croisé de troupes de Franks, nous dit-il, je croyais bien tous les avoir éliminés. Je suis heureux que quelques-uns uns d’entre vous aient pu survivre aux autres Yorods, ça va me faire un peu d’exercice et certainement une flèche à rajouter à ma belle panoplie.
Tout en parlant, il articule des gestes plutôt gracieux et nous montre avec amour le bracelet auquel pendent déjà ses flèches à la forme de squelettes de poissons, chacune reliée au bijou de cuir par un anneau argenté. C’est étrange. Quelque chose ne va pas… Il pue. Cette créature dégage une odeur nauséabonde, comme celle du métal fondu ; sa voix est plutôt belle mais elle sonne très mal, elle est autant répugnante que son parfum. C’est mon sens Yorod, il sent mauvais, plus que les autres de son espèce en tout cas.
Sans vraiment le vouloir, je fais une grimace de dégoût, comme un réflexe. Au départ, personne ne le remarque. Mais le monstre se tourne vers moi et voit alors que je ne semble pas disposée à l’écouter.
_ Je dégage une odeur particulièrement forte, n’est-ce pas mademoiselle ?
Comment sait-il ça ? Mes amis se tournent vers moi, surpris : eux ne le sentent pas. Aïe, comment leur dire qu’il a cet étrange parfum sans qu’eux aient des soupçons sur moi par la suite ? Non ! Je ne dois pas penser à ça maintenant ! Pour le moment, nous devons le tuer. Ensuite, seulement, je réfléchirai à ma défense. Soit, il ne faut pas mentir. Je suis à moitié noyée.
_ Oui.
_ Tu m’as l’air bien différent de tes amis. Leur caches-tu quelque chose ? Quelles sont ces cornes molles qui dépassent de ton casque ?
Je sens mes cheveux se hérisser sur mon crâne… mon regard se durcit.
_ Je connais la couleur noire de ces cornes. J'ai autrefois combattu un autre Yorod ayant à peu près les mêmes que celles que tu as sur ce que tu appelles ton « casque ». On m'a dit que ce Yorod avait eu un enfant avec une humaine. Celle que j’ai tuée avec l’aide de ces abrutis de sa sale race.
Quoi ? Lui aussi était là. Et il a aidé le père d'Arog à tuer mes parents. Je n’y crois pas. Mes amis aussi sont déboussolés, ils ne savent pas qu’il s’agit de moi lorsque ce monstre parle d’un « enfant ». Ils ne le savent pas encore. Pourvu que ça dure.
_ Aïagar était un excellent Yorod, pourtant. Un Yorod quatre flèches.
Il connaissait mon père. Je reste coite, je ne sais que faire et alors qu’il va continuer, je ne peux que tendre l’oreille, ainsi que mes compagnons :
_ Quand il a rencontré cette Frank, cette Sakoe, je lui ai dit de se méfier, car l'amour rend aveugle.
Alors son ton se fait plus glacial, sa véritable voix apparaît :
_ Depuis ce jour, il a été contre nous ses propres frères, il nous a détestés, il nous a trahis.
Les dernières paroles sont hurlées, jetées en l’air comme des insultes. Une sueur glacée coule le long de ma colonne vertébrale. Mais il se redresse, et reprend un air décontracté.
_ Tes marques ne te font pas trop mal lorsqu’elles grandissent ?
C’est à moi qu’il parle ? Je garde le silence. Comment peut-il savoir que j’ai les marques ? Personne ne m’a jamais vue excepté mes parents. Comment ? J’écarquille les yeux, j’ouvre la bouche sans pouvoir prononcer une parole…
_ Donc c’est bien ce que je pensais. Ils ont fait semblant durant notre combat de n’être que deux créatures seules mais ils avaient caché leur si joli petit rejeton.
Il m’a coupé le souffle ! Figée comme une statue, je ne peux faire autrement que le laisser parler tout en priant pour que rien de plus ne soit dit… mais le ciel est étonnamment silencieux à mes appels. Artag prend une attitude maternelle, presque gentille.
_ Et comme les parents étaient contre les Yorods, il est normal que le bébé se soit allié avec les humains.
Enfin, une lueur mauvaise dans les yeux, il termine son numéro en se rapprochant de moi qui ne peux toujours pas bouger, paralysée par la peur, avant de dire :
_ Monstrueux sort, tu n’utilises que 10% de tes véritables capacités chez les hommes, puisque tu devrais, en théorie, être aussi puissante qu’eux ; tu aurais plus servi chez nous.
Tous sont choqués par cette révélation.
_ Aïce… dit Gaxli.
De mon estomac serré par la terreur de la révélation monte une envie bouillonnante de frapper. La peur a été remplacée par la colère ! Ce monstre va me payer ce qu’il vient de dire, il va aussi payer ce qu’il a fait il y a neuf ans exactement ! Il va mourir dans d’atroces souffrances, le Seigneur Sanglant. Je ne peux rien dire à mes compagnons pour le moment, on parlera après que j’aurai tué ce déchet !
Pour le moment, je me concentre sur l’action présente ; de toute façon, en parler ne ferait que retarder sa mort. Tu vas voir, Seigneur Sanglant ; tu vas saigner comme jamais.
Mes amis n’ont pas le temps de faire quoi que ce soit que je sors mon épée et que je me jette sur Artag avec toute la puissance et l’énergie nécessaire pour faire éclater une bombe. Le Yorod me voit venir, mais ne réagit pas tout de suite. Il me laisse le frapper une ou deux fois, puis il se met à esquiver mes coups. Ce n’est pas un vrai combat, il n’attaque pas : il joue avec moi donc avec le feu. Il compte se moquer de moi en plus de m’avoir humiliée devant mes amis ? Je cherche son point faible pour achever au plus vite ma mission. Il m’échauffe les oreilles rien que par les phrases qu’il a prononcées il y a un instant. Je tente de frapper, une fois, deux fois, dix fois…
Mais il est inutile de s’essouffler. Je m’arrête, il ne bouge pas. Nous nous regardons un moment.
_ Pourquoi n’attaques-tu pas ? Demande-t-il.
_ Parce qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ; attaquer une cible qui ne se défend pas ne sert à rien.
_ Tu as bien vécu pendant ces neuf ans avec papa et maman ?
Pourquoi me demande-t-il cela ? Pour me faire réagir ? En tout cas ce n’est pas anodin ; il ne faut pas tomber dans le piège mais entrer dans son jeu.
_ Très bien, mais ç'aurait été mieux si je les avais eus un peu plus longtemps auprès de moi pour m'enseigner la vie.
Il acquiesce et croise les bras, on dirait un professeur… Artag aime sans doute endosser plusieurs rôles… un comédien, donc ? Pour cacher quelque chose ? Ou pour mieux nous perdre ?
_ Je comprends très bien. Tu as menti aux Humains qui t’accompagnent. Pourquoi as-tu fait cela ? Tes parents, même avant de mourir, t'ont tout de même appris le respect d'autrui.
Que répondre à cela ? Ce Yorod m’énerve. Je me rappelle que, lorsque j'étais Frank solitaire, un vieil homme qui répétait tout le temps les mêmes choses dans un village m'avait dit un jour « qui n'a jamais aimé n'a jamais menti ». Cette phrase veut tout dire…
_ Qui n’a jamais aimé…
_ N’a jamais menti ? Je la connais celle-là.
Prise de court…
_ Mais était-ce une raison pour leur cacher ta personnalité ?
La question basique par excellence. Oui, c’en était une. Ils ne m’auraient jamais acceptée dans leur groupe ; pire, peut-être, ils m’auraient sans doute tuée, pensant que je ne suis qu’un monstre, moi aussi. Mon silence en dit plus long qu'un discours.
_ Donc tu as fais ça non parce que tu les respectais mais pour te protéger d’eux. Tu es une orgueilleuse.
Les amis, … c'est maintenant que vous êtes censés intervenir. En disant des choses dans ce genre : « non ce n’est pas une orgueilleuse ! Tu te trompes sur son compte. »
_ C’est étrange, je n’entends rien de leur part. Ils ne sont pas là pour t’aider, tes « amis ». Es-tu vraiment certaine d’en avoir ?
Je me retourne vers les membres de mon groupe, les Esirov’. Ils me regardent comme si j’étais un rêve, pourquoi m’abandonnent-ils ainsi ? Je n’y tiens plus ! Empoignant avec toute ma rage l’épée qui m’est restée dans les mains, je me retourne mais ai-je à peine le temps de voir derrière moi qu’il n’y est plus, qu’une grosse main s’abat sur mon casque puis tente de l’arracher.
Je me retrouve tout à coup soulevée du sol. Je lâche mes armes. Que se passe-t-il ? Le casque n’est pas assez solide face à une telle poigne, il cède facilement à l’emprise de la main d’Artag. Mes cornes molles retrouvent leurs racines à l’air libre, je m’affale par terre ; mes longs cheveux tombent à mes côtés, le vent s’y engouffre, j’ai froid au crâne.
_ Comment ça fait de voir un véritable hybride d’Humain et de Yorod ? Demande Artag à mes compagnons abasourdis. C’est drôle, n’est-ce pas ?
Il pose sa main sur mon épaule aussi délicatement qu'un chat caresse une souris, me penche en arrière sans que je puisse faire quoi que ce soit, et m'arrache aussitôt mon turban, montrant au Ciel, au Soleil et à mes amis les marques que j'ai sur le menton.
Elles sont juste un peu roses mauves, mais si elles restent trop longtemps au soleil, elles vont devenir rouges sang, et je ne pourrai pas retrouver la couleur d'origine. Je suis déconfite, perdue. Je baisse la tête, il a été plus fort que moi.
_ Méfiez-vous d’elle, dit la voix d’Artag. Elle est dangereuse pour vous, pauvres humains. Elle va vous tuer.
_ C’est toi qu’elle va tuer, dit une voix que je connais bien et qui me réchauffe le cœur.
Je relève le menton, pour m’apercevoir que celui qui a parlé s’est aussi avancé le premier. Il s’agit bien d’Esirov, qui n’a jamais douté de ma franchise à propos de ma haine contre les Yorods. C'est en lui seul que j'avais mis tous mes espoirs, et je vois que j'ai bien fait. On ne peut mieux.
_ Tu ne me crois pas ? Demande Artag, surpris. Tu n’as pas peur d’elle ?
_ Je sais que si elle avait voulu, elle aurait été de votre côté, et qu’elle nous aurait tués peut-être l’un après l’autre. Parce qu’elle est très puissante. Alors peut-être qu’elle a du sang Yorod, mais elle renie ce rang pour être des nôtres. C’est un sacrifice qu’elle a fait pour être acceptée par nous, son casque et son turban. Moi, je crois en elle.
J’adore Esirov à un point inimaginable. C’est fou ce qu’il parvient à bien me défendre. Les autres ne savent qu’en penser, ils sont partagés entre l’envie de me tuer et celle de suivre le chef de notre Groupe.
_ Ainsi, tu dis qu’elle mérite de vivre ? Demande encore Artag plus perdu que jamais face à ce jeune homme qui ne craint pas ses attaques mesquines. Mais ça a suffi à me remettre d'aplomb.
_ Comme l'espèce humaine mérite de vivre, dis-je ; Yorod incapable, tu vas périr.
Me déliant de son emprise, je saisis à nouveau mon épée, et continue à frapper le Yorod perdu ; son regard est incertain, il ne sait plus que faire parce que quelqu’un est venu m’aider, parce que j’ai repris espoir. Sa force ne peut plus m’atteindre. Arrivé à mes côtés, Esirov, toujours fidèle à lui-même, qui frappe avec son cimeterre, est aussi certain de lui que moi. Et nous sommes persuadés que même à deux, nous allons le vaincre.
Artag le Seigneur Sanglant se ressaisit enfin : il prend sa masse, la fait tournoyer au-dessus de sa tête comme pour nous impressionner, puis fend l’air dans ma direction. Mon épée ne tiendra pas le choc, il faut que j’utilise un autre moyen…
Fiszter, je te laisse guider mes pas pour la toute première fois de ma vie. Je te sors de mon esprit, toi ma lame enchantée, qui me permettras de connaître la victoire ainsi que le repos. J’ai assez observé ma mère s’entraîner avec toi, je te connais sous tous les traits ! Tu renfermes bien des secrets encore, et bien des maléfices contre ces Yorods qui en veulent tant aux Humains, et celui-là ne nous échappera pas ! J’ai promis à un petit garçon que je tuerais ce monstre et que je reviendrais. Je ne peux pas faillir à ma promesse.
C’est pour la première fois de ma vie que je sors enfin mon Arme intérieure. Fiszter apparaît en un clin d’oeil, Artag est tout étonné qu’un être comme moi en ait un, et mon ami est lui-même surpris de voir que je possède un Arme intérieure ; les autres quant à eux comprennent que je suis digne d’être considérée comme un Frank, et non comme un Yorod. Sans attendre que le monstre se ressaisisse, je frappe un bras, d’où s’échappe alors un sang noir qui coule sur sa peau blanche, il crie, il se débat. Il me frappe violemment, je me retrouve projetée à deux ou trois mètres et laisse alors Esirov seul. Jec et Boe me relèvent, tandis que Gaxli sort son Arme intérieure à lui. L’immense Faux apparaît alors, qui s’annonce tranchante. L’homme s’élance et, au moment où le Yorod allait écraser Esirov de son immense arme, tire le frêle garçon derrière lui pour parer l’attaque à sa place. Contre un bloc de pierre, Artag ne peut lutter. Quoique…
Tandis qu’ils échangent les frappes comme deux nobliaux échangeraient des parades en escrime, les deux adversaires que nous observons parlent :
_ Le choix de ton Arme intérieure n’est pas anodin.
_ En effet, j’aime couper la tête des Yorods.
_ Avant de t’occuper des Yorods, je te soupçonne de t’être déjà chargé d’autres de tes confrères…
Il a frappé juste. Gaxli s’emporte, frappe comme un bourrin.
_ Finalement, soufflais-je à mes voisins en regardant le spectacle, il n’y a pas que moi qui suis bizarre dans ce groupe.
_ Je crois que personne n’est vraiment normal chez les Esirov’, répond Jec.
_ Il faut les aider, faire quelque chose, s’emporte alors Boe. Nous n’allons pas les laisser se faire tuer, rassurez-moi !
Il fait apparaître à son tour son Arme intérieure, l’immense bâton brille d’une aura jaune-or. Boe est triste. Je ne sais pas de quoi, mais l’aura de sa canne montre parfaitement son sentiment présent. C’est la seule chose qu’il n’a jamais honte de montrer. De l’autre côté, Jec fait aussi sortir le sien. Il s'avance de trois ou quatre pas, pousse nonchalamment Esirov qui vient de se relever avant de crier à Gaxli :
_ Bouge de là le vieux !
Notre aîné se baisse et le Jec crache sa gerbe de milliers de petites ondes blanchâtres allant immédiatement grignoter le visage du Yorod qui se met à hurler.
Pendant ce temps-là, Esirov tend son Arme intérieure droit devant lui, ferme les yeux et tire sa flèche, Boe lance un sort de cryogénisation interne en faisant tournoyer son bâton au-dessus de sa tête et Gaxli tente de couper les jambes du Yorod tandis que moi, je fixe Fiszter et me lance à nouveau à l'assaut.
Nous allons l’anéantir, à coup sûr ! Il ne va plus rien rester de lui… alors que Jec vient seulement de terminer, je veux donner le coup de grâce, pour une fois. Je traverse les quelques mètres qui me séparent d’Artag, et tandis qu’il se tord de douleur, je lui glisse :
_ J’aurai su mieux gérer mon calme que toi, on dirait. Et mes amis, je les choisis bien.
Prenant alors toute la force qu'il reste en moi, tandis qu'une lumière mauve s'empare de la lame de Fiszter fixée à la place de mon bras, je m'élance dans les airs, et à peine quelques dixièmes de seconde avant de frapper, je lui fais un clin d'œil. Ma lame s’abat sur son crâne alors que je lance la phrase préférée de ma mère :
_ À Aïagar et à Sakoe !
Touchée au front, sa boîte crânienne s'ouvre en deux dans un dernier hurlement de douleur, son cerveau est aussi tranché, le sang coule à flots, un sang rouge, presque humain… comme si c’était, en réalité, celui qu'il avait fait déverser pendant si longtemps par tant de Franks… bien fait, c'est bien fait pour lui. Il n’avait pas à parler comme ça de ma famille. Je me penche sur lui, et m’apprête à cracher sur sa dépouille, mais son visage tordu et fendu est tellement pitoyable qu’il ne mérite même pas un regard. J’observe ses oreilles et vois une bague qui scintille.
Elle est plus jolie que les autres, c’est un objet doré avec un rubis au milieu. Il y a un losange avec les initiales SD gravées à l’intérieur. Peut-être le nom du propriétaire.
Mes amis me regardent, je ne fais pas attention à eux et me penche pour arracher l'objet. Lorsque je le regarde de plus près, j’aperçois aussi des SA sur chacun des côtés. Mais alors à qui appartenait ce bijou ? SA ou SD ? En tout cas, j’ai maintenant une preuve qu’Artag est vraiment mort. Enfin ! Je me retourne pour repartir vers la Porte et donc la ville, mais mes compagnons de route me font face : Boe a un regard triste et comme perdu. « Pourquoi n’as-tu rien dit ? » crie ce regard. Jec me voit comme le prochain ennemi à abattre. Quelque chose de très agréable… Gaxli, lui, n’ose même pas me regarder et fait disparaître son Arme intérieure comme si je n’étais pas là. Quant à Esirov, il me toise sans avoir vraiment l’air de savoir s’il doit me tuer ou me serrer dans ses bras.
_ Vous croyez que si j’avais été de leur côté, je serais restée Frank avec vous ? Que j'aurais risqué ma vie des centaines de fois pour notre équipe, pour nous, pour vous. Vous croyez que je me serais fait tant de soucis à propos de chacun si je ne vous aimais pas ?
_ Pourquoi es-tu devenue Frank et non Yorod ?
_ Mon père, malgré le fait qu’il fut Yorod, n’aimait pas ses frères. Il était de vôtre côté. Comme ma mère. Mais seulement, à cause de l’apparence de mon prédécesseur, vous les humains aviez cru que ma mère était devenue folle, et vous aviez décidé de les tuer tous les deux.
Je ne peux pas m’empêcher d’ajouter avec ironie :
_ Quel couple horrible !
_ Nous n’étions pas là.
_ Si vous l’aviez été, criai-je, vous les auriez tués quand même.
Enfin, je murmure :
_ Vous me dégoûtez.
Me dégoûtent-ils vraiment ? Ont-ils mérité ce que je viens de leur dire ? Je me souviens de la taverne, quand le petit a parlé de cette histoire. Je me souviens de leur réaction face à l’amour d’un Yorod et d’un Frank. Oui, ils me dégoûtent. Boe semble choqué par ce que je viens de dire, il ouvre la bouche comme pour dire quelque chose, mais rien ne sort. Je suis incapable de m’arrêter, le sang bat à mes tempes, la colère sans doute…
_ Évidemment, quand on sort du lot, on n'est pas « normal », regardez-le ce gars bizarre, il faut que l'on l'abatte sur-le-champ. Il ne mérite pas de vivre. Les hommes ne vivent que par et pour leurs reflets. Ce sont des égoïstes. Mes parents étaient ‘différents’, eux !
Sur ces bonnes paroles, je les regarde comme si eux aussi m’avaient pendant toutes ces années menti parce qu’ils n’ont pas su comprendre ce qu’est l’amour, et ne m’ont jamais fait part de leur si grande Xénophobie. Puis, ayant mon objet en poche, lançant un dernier soupir, je pars, coupant en deux la ligne qu’ils forment alors qu’ils s’écartent sur mon passage. J’avance, sans regarder derrière moi ; s’ils veulent, ils me rattrapent, sinon tant pis pour eux. Seulement, je voudrais bien garder la tête haute mais je repense à toutes ces années, six exactement, bientôt sept, que l’on a vécu tous ensemble, sous le signe de la Fraternité et la Solidarité. Nous étions les chevaliers du Monde, nous faisions absolument tout et n'importe quoi, convaincus que l'on donnait déjà des sueurs froides aux Yorods que l'on provoquait en duel. Ma belle, si belle jeunesse. Qu'ai-je fait de toi ?
Alors que je suis perdue dans ces sombres pensées, une main puissante m’agrippe l’épaule. Elle me force à me retourner, je vois Esirov en face de moi, lui aussi les larmes aux yeux, qui me considère avec ce si tendre regard, mélange de tout, amour et amitié. Il me contemple désespérément, comme si je comptais énormément à ses yeux, puis se jette dans mes bras pour fondre en larmes chaudes et douces. Je pleure, moi aussi, je ne me retiens pas. Comment se retenir devant quelqu'un qui connaît notre tempérament et qui sait que l'on a envie de pleurer comme lui ?
Lorsqu'il a fini, il soulève mon menton, et commence à toucher les symboles rouges sang sur ma peau. Puis il touche mes cornes molles.
_ Je ne pensais pas que c’était comme ça, une corne de Yorod, dit-il pour donner une contenance à son action.
_ C’est parce que je ne suis que semi. Si j’étais un vrai Yorod, elles seraient dures depuis longtemps. Ma peau humaine retarde un peu la pousse et le durcissement.
_ Moi je te suis, ajoute-t-il. Je veux que tu restes dans notre équipe. Nous avons fait un pacte, de toute façon. Donc à moins de mourir ou de devenir folle, tu ne peux pas nous quitter.
_ Merci de me faire confiance ainsi, Esirov. Merci beaucoup.
Les autres se tiennent derrière, comme s’ils étaient finalement d’accord avec lui. Nous reprenons notre chemin en direction de la ville, lorsque je pense à quelque chose : les gens verront que ces cornes sont à moi. Que feront-ils ? Tant pis, ils n’ont qu’à m’accepter.
L'Acia nous salue une nouvelle fois, ajoutant qu'il est heureux de nous voir encore en vie ; heureusement que ce sont des objets sans vie et sans conscience ; il ne sait même pas qui je suis. Puis la porte s’ouvre, et je vois derrière elle le petit, sa mère, ainsi que tout le reste du village venu voir les vainqueurs.
Nous sommes acclamés, applaudis, les gens nous sautent joyeusement dans les bras. Tant mieux pour eux. Ils n’ont pas compris. Ou alors ils ont compris mais m’acceptent tout de même. L’enfant s’approche de moi.
_ Arog, dis-je en me penchant et en mettant la main renfermant l’objet dans mon dos, j’ai un cadeau pour toi.
Je lui tends la bague, et son visage joyeux se transforme en grimace triste et horrifiée.
_ Qu’y a-t-il mon ange ? demande sa mère.
_ C’est… répond le gamin en prenant l’objet et en le regardant de plus près. C'est… c'est la bague de papa !
Une Arme intérieure, c'est un puissant artefact imaginé puis fabriqué matériellement par un Frank, et qui, ensuite, fait partie intégrante de celui ou celle qui l'a créé. Il n’est pas rare pour un enfant de Frank qui se retrouve à son tour chasseur de Yorods, d’acquérir les armes de ses parents lorsqu’ils meurent. L’arme en question se soude à la main ou au bras directeur de celui ou celle qui la possède. Celle de ma mère était un long et large sabre au bout angulaire.
J’aimais qu’ils me racontent l’histoire de leur rencontre : Un jour que la troupe de ma mère devait combattre mon père sans l’avoir jamais vu, elle s’était retrouvée, je ne me souviens plus par quel hasard, seule face à lui. Ce fut le coup de foudre, et je suis née de leur amour. Ils se retirèrent et vécurent longtemps cachés, car si un Yorod seul fait horreur, que donne l’histoire d’amour entre un Yorod et une Humaine ? Quand j’étais petite, je ne comprenais pas pourquoi ils restaient dissimulés des autres ; je ne sus pour quelle raison ils ne le faisaient que le jour où d’autres Franks découvrirent le refuge de mes parents.
J'entamais ma neuvième année, mes parents avaient trouvé la solution pour vivre en paix, loin des deux races qui se faisaient guerres.
Nous nous dirigions vers une île verte et petite, où nous aurions la nourriture et l’eau nécessaire à notre survie, sur laquelle personne d’autre n’oserait jamais aller, et nous étions sur le chemin, entre collines et monts. Personne ne pouvait savoir que nous étions là, mon père occupait le poste de veilleur de nuit, et surveillait nos arrières la journée, quant à ma mère, elle surveillait à l’avant de notre caravane ridicule. Hommes et Yorods nous pourchassaient, il ne fallait absolument personne aux alentours. Et ce soir-là, ma mère m'avait dit que nous étions bientôt arrivés. Oui ! Nous allions enfin être heureux, on ne nous pourchasserait plus. J’entends encore les vagues percuter avec douceur le rivage d’une lointaine, très lointaine plage que je ne vis jamais. Car ce fut impossible :
Ce soir, alors que ma mère était en train de me coucher, sur une paille sèche mais dans laquelle j’aimais dormir, nous entendîmes des cris lointains. Mon père arriva comme une flèche vers nous, me prit et en un éclair, me déposa derrière un rocher, entre deux buissons. Je l’entendis parler avec ma mère, qu’ « ils » n’étaient pas loin et qu’il fallait faire vite. Maman tentait de ne pas pleurer, je l’entendais qui retenait ses larmes ; Et j'entendais aussi papa tentant de la réconforter en parlant doucement… ils me donnèrent une couverture, que je mis sur ma tête sans poser de questions, pour cacher les cornes que j'avais hérité de mon père, ainsi que les symboles sur mon menton. Ma mère, quant à elle, me donna son arme intérieure. Fiszter était son cadeau d’adieu, je le savais. Avec les traits de la morphologie de mon père, ce fut tout ce qu’il me resta d’eux. Pendant des heures, je les entendis se battre, hurler derrière ce rocher, lutter de toutes leurs forces. Et j'évitais de pleurer, je me retenais du mieux que je pouvais, je m'étouffais parfois, lorsqu'il n'y avait plus beaucoup de bruit, que les adversaires arrêtaient quelques secondes le combat afin de reprendre leur souffle.
Et j’entendis le dernier cri de chacun, les hurlements de douleur de mes parents poussés au même moment, qui transformèrent mon cœur en une glace que ni le feu ni le temps ne peuvent faire fondre. Ces monstrueux cris, ainsi que le sombre et lourd silence qui les suivit laissèrent en moi un vide immense que rien, jamais, ne pourra combler. Pendant deux jours et deux nuits, je me terrai là, tétanisée et ne sachant que faire, la peur me prenant tellement l’estomac que je n’arrivais même pas à en trembler, reprenant mon souffle par aspirations saccadées, après de longues séances d’apnées que je ne pouvais pas contrôler, les yeux grands ouverts et regardant droit devant. Deux jours et deux nuits. Sans dormir. Sans manger, sans rien faire excepté craindre.
Au bout de la seconde nuit, un sifflement me fit sortir de ma prison de peur. Un doux cri de hibou. De petit hibou. Toutes les trois à cinq secondes, un petit sifflement. Cela me calma.
Je décidai de sortir de ma cachette ; à pas feutrés, je parvins jusqu’aux dépouilles de mes deux parents, que personne n’avait dû regarder lors de leur dernier souffle avec autre chose que de la haine. Je m’approchai d’abord de ma mère. Je regardai son si joli visage fin brûlé par le pouvoir divin qui l’avait tuée, puis passai à ses épaules, ses bras, eux aussi brûlés et déchiquetés, sa main gauche dans laquelle se tenait encore celle de mon père.
Ils étaient morts main dans la main.
Là, je me mis à pleurer toutes les larmes de mon corps sans aucune retenue. Je ne le pouvais pas, je ne le voulais pas d’ailleurs. Le petit hibou au loin continua son beau petit cri régulier, comme pour m’accompagner dans mon deuil. Cette présence me rassura. Pendant quelques heures, je restai sur place à regarder mes parents morts, affalés par terre, les larmes sortant de mes yeux et coulant sur mes joues sans que je les retienne, doucement, chaudement.
Après ce moment-là, quand le jour fit son apparition, quand je me rendis compte que le petit hibou ne chantait plus, je me dis que la meilleure chose à faire pour honorer mes parents était de faire ce qu'ils auraient voulu que je fasse. Mon père était contre toutes les manières des autres de sa race, et ma mère une chasseuse de Yorods. Il fallait donc que je me range du côté des Humains, mais comment se faire accepter par un groupe si l’on a des cornes sur le front – quelque peu molles, certes, mais en cours de croissance – et des symboles étranges sur le menton, signes que seuls les Yorods possédaient ? De plus que même si je n’avais que neuf ans à l’époque, j’étais tout de même assez résistante, puissante et très rapide. Il n’allait pas être facile pour moi de me fondre dans la masse humaine sans avoir à affronter les regards et les questions indiscrètes…
Ainsi, à l'aide d'habits et d'autres affaires que mes parents avaient pris pour notre voyage, je me fis un turban, peu de temps après remplacé par un casque sur lequel j'avais fait deux trous, pour cacher uniquement la racine de mes cornes ainsi qu'une écharpe que je garde constamment sur moi et qui dissimule le bas de mon visage avec mes symboles. Après cela, j’allai voir un tatoueur. Ces hommes et femmes semblent n’avoir aucun âge, et la sagesse dont ils font preuve m’a toujours subjuguée, parce que celui que je suis allée voir pour la première fois ne m’a rien dit malgré le fait que j’ai été obligée de lui dévoiler ma véritable identité. Il s’était contenté de tatouer la marque des Franks. Si je trouvais ou formais un groupe, il ne me manquerait plus qu’ajouter le tatouage du groupe, pour symboliser mon allégeance à ce groupe. Pendant quelques années, je voyageai seule et tuai environ une dizaine de Yorods. Jusqu'à mes douze ans, où un jour, un groupe de Franks remarqua ma robustesse, ma précision sans oublier ma souplesse et me demanda à me joindre à eux. J’allais avoir un nouveau symbole sur l’épaule.
Le groupe des Esirov m’accepta en son sein malgré le grand mystère voilant mon passé, que je n’ai jamais dévoilé à personne, ils me posent d’ailleurs le minimum de questions et s’ils m’en posent tout de même, ils font tout pour qu’elles n’atterrissent pas dans les terres brûlées de ce pays dévasté qu’est mon enfance. Ils savent très peu de choses sur moi, sauf que je me bats comme si la vie du reste du monde en dépendait, que j’aime écouter les oiseaux de nuit, que je les adore comme ma famille et que je ne supporte pas que l’on parle de moi lorsque je suis dans les parages.
Tout comme je n’ai jamais abordé ma vie passée avec quelqu’un, je n’ai encore jamais montré l’Arme intérieure de ma mère à qui que ce soit. Mes armes sont une épée bâtarde d'une main, que j'ai appelée Luka et un marteau en métal, qui porte le nom de Sika, dont j'aime me servir en même temps. Le passé pour moi a de l’importance et n’en a pas. Il fait ce que je suis aujourd’hui, mais à cause de lui, je ne pense plus qu’au présent. Il faut vivre dans le présent, voire dans le futur, mais jamais dans le passé. Je m’appelle Aseaïte, j’ai à présent dix-huit ans, et mon équipe est composée de cinq membres :
Esirov est le chef de notre groupe, qui était le plus jeune avant de demander mon aide au sein de la bande, il avait dix-neuf ans lorsqu’ils m’ont recueillie. Les chefs de groupes de Franks donnent leur nom au groupe. C’est un jeune homme plein de vie et d’envie d’apprendre chaque jour sur ce qui l’entoure. Il est celui qui cherche toujours à m’améliorer, à m’aider parce qu’il croit savoir au fond de lui que j’ai vécu un drame. Peut-être a-t-il eu un passé similaire au mien ? Il est grand, ses cheveux mi longs soigneusement peignés sur les côtés sont roux, ses yeux d'ambre et ses sourcils fins. Ce sont les premières choses qui frappent chez lui. Curieux de tout, ses yeux s’agrandissent d’impatience et ses sourcils se haussent lorsqu’il a découvert quelque chose qu’il ne connaît pas. Son Arme intérieure est une arbalète dirigée uniquement par l’esprit de ce jeune et beau garçon.
Il lui suffit de fermer les yeux et de penser à sa cible, son arbalète se dirige automatiquement vers elle, il suffit qu’il l’ait déjà vue bien entendu.
Il y a aussi Gaxli, certainement le plus âgé de nous tous. Un homme dans la quarantaine, plus grand qu’Esirov et très musclé, mais svelte. De gros sourcils noir de jais, comme ses cheveux, des yeux couleur bleu marine, un sourire presque sadique même s'il ne pense rien de méchant, un esprit impénétrable, un calme imperturbable… cet homme est la douceur incarnée, mais il fait peur rien que, lorsqu'il vous regarde dans les yeux. L’habit ne fait pas le moine. Son Arme intérieure est une faux dont le manche fait à peu près sa taille mais dont la lame en fait le double.
Ensuite, Jec, un homme sans âge, qui n’a confiance qu’en lui et peut-être en Esirov. Même s'il connaît les membres depuis le début du groupe - c'est avec lui qu'Esirov a décidé de créer les Esirov - il ne peut s'empêcher de rester en retrait, comme s'il n'avait vraiment confiance qu'en Esirov, qui est, d'après ce que j'ai cru comprendre, son premier ami. Jec porte un casque qui lui masque uniquement les joues et les cheveux, mais qui fait étrangement ressortir la lueur malicieuse de ses yeux d’or ; une des particularités qui choquent chez cet homme à l’allure sombre est son sourire ; en effet, ses dents sont, même lui n’a jamais su pourquoi, pointues comme celles des canins. J’aime bien à l’appeler le Cracheur de Feu, parce que son Arme intérieure est une masse enflammée dont il se sert souvent, non pas pour frapper, mais pour souffler sur le bord face à son adversaire ; ce qu’il appelle le feu en ressort sous une forme et d’une façon différente suivant la nature apparente du Yorod. Je l’admire énormément.
Et enfin Boe, un jeune homme à peine plus vieux qu’Esirov. Il maîtrise bien des pouvoirs divins, à la perfection pourrait-on dire. Très petit de taille – même moi, je le dépasse – il n’est pas pour autant lésé dans les combats, pendant lesquels ses amis – moi compris – font tout pour que ce soit lui qui porte le coup fatal ; c’est une sorte de bénédiction. Il est tellement rapide que seul un Yorod particulièrement puissant peut être éventuellement capable de le blesser. Il est d’une beauté rare, et malgré le fait que nous nous disputions rarement, cherche toujours à adoucir le groupe si quelque chose ne va pas entre nous. Malgré toutes ces qualités, il reste très timide, surtout envers moi qui ne le connais que depuis six ans. Il possède une Arme intérieure qui ne l’aide pas à lutter physiquement dans un combat, mais mentalement, car c’est une sorte de bâton de magie qui renforce ses pouvoirs et lui permet de nous aider à nous concentrer sur ce que nous faisons. Il peut attaquer et nous seconder en même temps !
Les Esirov m’ont très bien acceptée dans le groupe lorsque je suis arrivée ; aujourd’hui encore, ils me prennent un peu pour leur petite sœur. Moi, je combats pour mon père, Aïagar, un Yorod qui ne voulait pas ressembler aux autres, et pour ma mère Sakoe, qui serait certainement fière de moi si elle me voyait aujourd’hui. Ce que je veux, c’est tuer tous les Yorods, en dépit du fait que ce n’est sans doute pas ce qu’auraient voulu mes parents. Je veux protéger mes amis coûte que coûte de mon funeste passé et me battre à leur place s’il le faut mais tout faire pour qu’ils ne luttent pas pour moi, je n’en vaux pas la peine. S’ils savaient ce que je suis réellement, je ne crois pas qu’ils me contrediraient. Je sais qu’ils se posent de plus en plus de questions vis-à-vis de moi, mais si je leur dis ne serait-ce que le début de mon histoire, ça serait la fin de la nôtre, tant pour moi que pour eux ; et je ne veux pas leur faire de mal. Je les respecte trop pour cela.
Aujourd’hui, le soleil brille haut dans le ciel.
Il se pourrait qu’un Yorod se cache non loin de la ville dans laquelle nous nous trouvons en ce moment. Il s’appelle d’après nos sources Artag, Seigneur Rouge d’après ses confrères. Ce nom ressort de plus en plus ces derniers temps. On dit qu’il aurait déjà six flèches à son bracelet ; c’est une façon de donner le niveau du Yorod comme nous avons des marques sur le bras. Il faut l’arrêter le plus vite possible, sinon il risquerait de faire des dégâts… de plus, il semblerait qu’il ait tué bien des Franks. Je n'en parle pas à mes compagnons, mais depuis quelque temps, je réfléchis et je crois bien que ce nom me dit quelque chose. Je me rappelle qu'il a tué de très bons Franks, et qu'il est réputé pour faire des soupes de sang de ses victimes, … je crois que mes parents ne l'aimaient pas.
Jec l’a déjà rencontré, dit-il, avant de croiser le chemin de la Compagnie ; c’était lorsqu’il était encore seul, donc. Il dit que c’est un Yorod particulier, et qu’il ne s’attaque souvent qu’aux Franks solitaires, c’est un fourbe. Un de ses talents les plus grands est le mal spirituel. Il aime abattre les esprits des gens, des Franks plus précisément, c’est pourquoi il n’attaque jamais aucun villageois, c’est aussi pourquoi il a déjà six flèches. Nous allons l’éliminer ! Il ne pourra pas continuer comme ça, nous devons l’arrêter. Peut-être que, pour une fois, Fiszter aura la chance de me servir.
C’est sans doute l’une des créatures les plus puissantes que nous aurons à affronter, alors mon Arme Intérieure pourrait m’être d’une étonnante utilité. J’ai hâte. Pour une des très rares fois de ma vie, j’ai hâte.
Esirov lit sur mon visage d’habitude si fermé que je suis impatiente. Nous marchons dans un lieu désolé, vers un village, qui ne se situe pas loin de notre cible d’après les derniers renseignements que nous avons reçus. Ainsi, il s’approche de moi et me tape sur l’épaule :
_ On va casser du Yorod.
_ Vivement, répondis-je. J’ai envie de me dégourdir les jambes et les bras.
_ Celui-là vaut beaucoup !
Le jeune homme me tend le billet sur lequel on lit que le prix pour ce Yorod est de 50 000 sous. Mes yeux brillent. Ce n’est pas pour l’argent, c’est en réalité parce que c’est un Yorod apparemment puissant, je ne m’intéresse pas à l’argent. Je vais leur payer un bon dîner bien chaud, je ne sais jamais que faire de ce que je gagne.
_ Ça sera déjà difficile de le trouver, il voyage sans arrêt.
_ On a vu pire, dis-je. D’ailleurs on n’a toujours pas retrouvé ce Glil.
_ On le trouvera quand on le trouvera.
Je souris face à cette si belle spontanéité du jeune homme. Il ne changera décidément jamais, et c’est aussi bien comme ça. Il sourit aussi.
_ En tout cas, il faut récupérer des forces, dis-je. Cela fait quelques jours que nous marchons dans cette région, et nous sommes arrêtés dans un seul village, il y a deux jours. Donc je vous offre le resto !
_ Arrête, me répond-il. Tu vas gaspiller tes sous !
_ Ce n’est pas du gaspillage, je suis heureuse de vous le payer. Tu sais que j'ai horreur que l'on me refuse une offre.
_ Moi j’accepte volontiers, dit timidement Boe non loin.
_ Et je n'ai jamais dit que je ne voulais pas venir, Lance Jec.
Gaxli s’avance, et répond :
_ Si notre chef ne veut pas venir, tant pis pour lui.
_ Bien… Puisque tout le monde y va et que je suis le meneur de tout ce monde, je suis contraint et forcé d’y aller de même, achève Esirov.
Nous voyons enfin la Porte de ce petit village non loin de ce Yorod que nous devons tuer bientôt.
Comme d'habitude, l'Acia, qui la surveille, son gardien, à la forme d'une chouette perchée sur une branche, nous salue. Grâce à mon sens de l’orientation – que je tiens de mon père – je parviens, à l’odeur, à trouver un restaurant très réputé de par le Pays. Sur le chemin, les gens se retournent sur notre passage ; nous sommes apparemment très connus par ici, j’entends des murmures sur nous. Les enfants poussent des « oh » et des « ah ». Les promeneurs écarquillent les yeux. On s’écarte pour nous laisser passer, sans doute par respect et par crainte.
Nous entrons dans l’auberge. À notre arrivée, les buveurs et les mangeurs arrêtent un instant leurs activités pour se retourner et nous voir, nous les Esirov. Deux grands hommes, dont un est roux et l’autre a l’apparence d’un rustre ; deux petits, l’un est coiffé d’un casque et masqué par un turban, l’autre tient à la main une sorte de canne vieille de mille ans ; et un dernier, entre grands et petits, à l’aspect général mystérieux. Oui, les gens se posent des questions sur nous, c'est normal. L’aubergiste nous aperçoit, il est aussi impressionné que ses buveurs, sinon plus. Il esquisse un immense sourire et dans ses yeux brille une lueur de bonheur ; bonheur de savoir que des Franks réputés sont les clients de son restaurant, sans doute…
_ Ne vous gênez pas, vous êtes les bienvenus. Installez-vous.
Des gens sont assis, qui s’écartent à ces mots pour nous faire de la place à une table. Comme si nous avions la lèpre ! Je n'aime pas que l'on nous traite comme des chiens galleux.
Ne prêtant pas la moindre attention à ce détail comme je le fais, Gaxli s’avance pour demander à l’aubergiste :
_ Excusez-nous, pourrions-nous avoir le…
_ Ne réclamez rien, coupe-t-il. Pour vous, ça sera la spécialité du chef. Attendez juste quelques instants.
Nous nous regardons alors, surpris par l’accueil de cet homme, puis nous installons à nos places. Aucun de nous n’est à l’aise car tout le monde nous regarde d’un œil inquiet ; Je sens déjà Boe raide, droit comme un I dans sa chaise, il n'ose faire un seul mouvement ; Même Esirov, que nous connaissons pour son sang froid, est un peu tendu. C’est le calme plat, si ce n’est le silence complet. Jec retire son casque comme pour se donner une contenance, et je tousse un peu afin de combler ce vide musical qui nous entoure. Les gens ont attentivement observé.
_ Dis, maman. Pourquoi il n’enlève pas son casque l’autre monsieur ? Demande soudain un gamin insouciant perçant alors le silence.
Esirov me regarde avec une envie de hurler de rire, ça se voit dans ses yeux… parce que l’autre monsieur dont parle le gamin, c’est moi, une jeune femme. C’est comme ça tous les jours : Les gens me confondent souvent avec un homme parce que je n’ai pas pour habitude de m’habiller comme une femme. Je me bâche un maximum pour que l'on ne voie pas mon corps. J’ai honte de moi…
_ Parce qu’il n’en a pas envie, répond la mère doucement à son enfant.
Je n'ose pas me tourner, ils sont derrière moi. Jec me lance un regard compréhensif. « C’est comme ça, il faut s’y faire » voilà ce que veut dire ce regard ! Je souris à cela, mais nous n’avons pas même le temps d’en dire ou d’en faire plus qu’une petite main se pose sur mon bras. Surprise, je me retourne vivement, c'est le gamin qui m'observe avec de grands yeux bleu clair. Que va-t-il me dire ? Que va-t-il me faire ?
_ Dis, est-ce que je peux t'ucher ton 'asque ?'
_ Euh… ou, répondis-je.
Il touche, il est apparemment émerveillé de voir un casque de cette forme sur le crâne de quelqu’un. Il n’est pourtant pas différent des autres, mon casque… excepté le fait qu’il possède des cornes.
_ Tu es un Frank ? Demande-t-il.
_ Oui, j’en suis un. Dans ma famille, on l’est de génération en génération. Pourquoi me demandes-tu ça ? Tu veux en devenir un toi aussi ?
_ Pas moi, mais mon papa, il est Frank aussi. Et il travaille pour mon village.
_ Ton papa a beaucoup de mérite, tu sais, dit alors Esirov comme pour me venir en aide. C’est un métier très difficile.
_ Ouais, il me le dit aussi. Il ne veut pas que j'en sois un parce que c'est très dangereux, il dit, et parce que tu ne sais jamais quand tu rentres à la maison. Alors papa, il part pour tuer des méchants, et moi je reste ici pour veiller sur maman.
_ Continue comme ça, dis-je. Tant que tu seras loin du danger, tout ira bien pour toi et ta maman. Surveille-la pour nous.
_ D’accord, répond le gamin, rougissant de timidité.
Il nous admire, ça se voit dans ses yeux, sa façon de se comporter avec nous, de garder ses mains dans son dos comme un enfant modèle. Il aimerait tant être comme nous. Mais il sait que s’il part pour devenir Frank, sa mère ne sera plus en sécurité. Ainsi, il laisse aux autres la chance de le devenir, et lui il reste là pour protéger sa maman adorée. Que c’est beau l’amour d’un enfant !!!
_ Arog, reviens, fait alors la mère, apparemment surprise qu’il se trouve ici.
_ Mais maman…
_ Votre enfant ne nous dérange pas, fait Boe. Dans notre métier, on croise rarement des gens qui sont agréables envers nous. Arog semble avoir un bon contact avec les gens. Laissez-le faire.
Boe qui parle ainsi ? Et pendant un si long moment ? C’est une première, je ne l’avais jamais vu. Il ne parle jamais aussi longtemps en compagnie des autres. D’habitude il faut toujours lui arracher les mots de la bouche, et encore il se contente d’acquiescer lorsque l’on lui parle. Cet enfant semble le détendre un peu rien que par sa présence. Il est si adorable par les propos qu’il tient, que j’observe en fait, que finalement, nous nous sommes tous décontractés. Il dégage une bonne aura, je la sens flotter autour de nous, comme un souffle de bonne humeur et de joie. Mon sens Yorod.
_ Non, il ne nous dérange pas du tout.
Les gens ont repris leurs activités, comme si nous faisions partie des leurs, des personnes normales. Nous invitons la femme et son enfant à s’asseoir à notre table. Ils acceptent grâce à l’insistance du petit qui s’assoit sur mes genoux. Les autres me lancent des regards complices.
_ Tu es Frank depuis combien de temps ? Demande encore le petit garçon.
_ Cela doit faire neuf ans, répondis-je.
_ Et vous ? Demande-t-il aux autres.
_ On ne sait plus, fait Gaxli. Cela fait longtemps !
_Mon papa, il est Frank depuis qu’il a quinze ans. Et mon grand frère aussi, il est Frank. Depuis cette année.
_ Et il a quel âge ? Demande Jec.
_ Il va bientôt en avoir dix-neuf.
Esirov et Boe se regardent, ils se sont compris. « Il faut un début à tout » dit ce langage des yeux. Je souris pour moi. Je me rappelle que ma mère était devenue Frank à partir de ses dix ou onze ans seulement, je crois. Elle est partie tôt. Quand je vois ce petit, il n'a même pas six ans. Non, il en a moins. Peut-être 4. Oui, il est trop petit, cet Arog. Cela me fait mal au cœur de savoir que son père est peut-être mort tué par un Yorod à l’heure qu’il est… ne pensons pas à ça. L’aubergiste ressort de la cuisine, avec deux plateaux, cinq plats. Les plats débordent tellement, il les a chargés.
_ Ne demandez pas combien cela vous coûtera, c’est un cadeau de la maison.
_ Mais…
_ Il n’y a pas de « mais », cela nous fait plaisir de vous offrir ce repas !
Nous restons une fois de plus sans voix face à cet homme qui ne veut pas que je paye, puis je regarde Gaxli, qui hausse les épaules comme pour dire « tant mieux pour toi, tu pourras t’acheter des vêtements de femme, peut-être, à l’occasion. »
Finalement, ce n’est pas si mal d’être accepté ainsi chez les gens ! Je vais finir par m’y faire, puis on ne pourra plus quitter ce village ! En cas, nous pourrions toujours revenir ici lorsque nous aurons fait notre devoir, c'est-à-dire tuer un dangereux Yorod.
_ Et comment tu t’appelles ? Me demande encore le petit. Et comment tes copains, ils s’appellent ?
_ Moi, je m’appelle Aseaïte, mais mon surnom c’est Aïce. Je te présente Esirov, le chef de notre groupe de Franks, Gaxli l’ancien, Jec qui est comme le frère d’Esirov et Boe, notre magicien et presque sage.
_ Houa ! Il fait des sorts ?
_ Ouais, répond Esirov. Il est passé maître dans les pouvoirs divins.
_ Mais tu grossis un peu trop les traits, Esirov, comme Aïce, comme toujours… dit Boe, humblement et presque caché derrière sa main, qu'il a timidement mise devant sa bouche pour que l'on ne voie pas qu'il sourit que l'on dit tant de bien de lui.
_ Boe est un modeste, souffle Jec au petit. Il n'aime pas que l'on dise trop de bien de lui. Il trouve ça démesuré.
Nous mangeons notre repas, excellent quelle qu’en soit la composition, tout en continuant de discuter avec la mère et son enfant. Le petit Arog nous conte avec fantaisie et admiration les mille et une péripéties de son père, c’est touchant. Si cet homme savait la chance qu'il a d'avoir un enfant pareil, il n'oserait même plus partir au-dehors et faire la guerre aux Yorods, il viendrait voir à quelle rapidité pousse sa petite plante.
Moi, je ne peux parler. C’est maintenant que ça me démange, j’ai envie de raconter ma vie. De crâner en montrant mes cornes encore molles en disant « vous voyez ça, c’est de mon père ! Eh ouais, j’ai du sang Yorod ! » C’est peut-être la première fois, mais ça me fait tout drôle. Mon père, il a fait ci, ma mère elle a dit ça… que c’est beau finalement de parler du passé, de parler de tout ça…
_ Tu sais que mon papa, un jour, il a été obligé de tuer un autre Frank ?
Mes coéquipiers échangent un regard de surprise. C’est l’incompréhension. Pourquoi un Frank en tuerait un autre… peut-être parce que l’autre a été mauvais ? Vraiment, les Franks sont censés faire le bien et, donc, tuer les Yorods. Mais pourquoi s’entretueraient-ils ?
_ Pour quelles raisons a-t-il fait ça ? Demande alors Esirov.
_ Parce que l’autre Frank, eh bien il était avec un Yorod. Le Frank, c'était une femme, et y paraît qu'elle était super forte à tuer les Yorods, mais un jour elle a quitté sa troupe et elle avait été d'accord pour être esclave du Yorod.
_ On n'est jamais d'accord pour être esclave d'un...
Je comprends maintenant… et moi qui trouvais ce petit si mignon, si gentil, si adorable, moi qui me suis laissée bercer par sa jolie voix fluette, mais comment j’ai pu… il est le fils d’un des meurtriers de mes parents et moi je discute avec ce gamin sur mes genoux. Que se passe-t-il ? Soudain, une douce colère commence à entrer dans mon cœur, j’ai l’impression que ma tête est écrasée sous un poids énorme. Il faut que je reste calme, que je ne fasse aucun geste brusque…
_ Que t’arrive-t-il ? Demande Esirov, ayant certainement vu le teint glacé qu'a pris ma peau.
_ J’ai… avalé de travers. Veuillez m’excuser une minute !
Je me lève, je pose le gamin au sol, puis je m’en vais aux toilettes. Là, un lavabo se dresse devant moi ; une bénédiction ! Je n’ai pas même le temps de penser à quoi que ce soit que je vomis tout ce que je viens d’avaler. Je m’arrête au bout de quelques secondes, puis je regarde les carreaux sur le mur devant moi. La rage monte dans ma gorge, je sens mes oreilles et mes joues chauffer, mon regard que je vois dans le reflet blanc qu’offre le lavabo, se fait plus dur. J’ai envie de tuer ce gosse. Moi qui ai pourtant toujours pensé que mon passé ne ressurgirait jamais, je me retrouve avec un enfant qui raconte d’une façon bâclée la vie de mes parents devant mes compagnons de route…
Il ne faut pas s’énerver. Cela ne fera qu'empirer les choses. Je me défoulerai sur le Yorod que l'on chassera cet après-midi. Je m’observe encore un peu, mes yeux sont brillants, comme si j’allais pleurer ; Je baisse un peu mon turban pour voir les couleurs qu'ont prises les petites marques Yorods sur mon menton. Rien de grave. Allons-y, ils ne doivent pas s’inquiéter.
Je retourne en haut, à la table. Ma couleur pâle n’est pas tout à fait partie, et les autres ont vu que j’avais vomi. Fort heureusement pour moi, ils n’en connaissent pas la cause ; ils ne s’en doutent pas, ils me connaissent depuis bien trop longtemps. Il n’y a que Jec qui pourrait éventuellement penser qu’il s’agit de cette histoire, mais je n’y crois pas.
_ Maintenant qu’Aïce est de retour, tu peux raconter la suite.
Quoi ? Parce qu’il y a une suite ?
_ Ouais, la Frank, elle a donc été d'accord pour être esclave du Yorod, et il paraît qu'ils ont eu un fils, aussi sanguinaire que le Yorod. Mais personne ne l’a jamais trouvé.
Je ne peux m’empêcher d’entrer dans le débat :
_ Comment sait-on qu’il est aussi sanguinaire que son père ?
_ Un Yorod ne peut pas être père, répond Boe ; c’est spirituellement et moralement impossible. Je croyais que tu savais cela, pourtant.
_ Comment peut-on dire alors qu’ils ont eu un enfant ?
_ Il l’a sans doute violée, dit alors Jec. D’ailleurs une femme qui accepte d’être esclave… ça reste à voir. Et puis, un fils de Yorod, ce n’est pas un enfant, c’est un monstre.
Comme ils parlent… je ne les reconnais plus. Moi qui croyais avoir trouvé des personnes capables de me comprendre, rien. Je n’arrive pas à croire comment ils peuvent penser qu’un Yorod peut ne pas être père. Pour eux, effectivement, tous les Yorods sont des monstres, des créatures sanguinaires qui ne rêvent que d’une chose : tuer tout ce qui se trouve à portée !
_ Mais y paraît, d’après mon papa, qu’y’avait pas que des hommes. Y'avait aussi un ou deux Yorods là-bas.
_ L’enfant n’a pas dû survivre.
_ Dis plutôt la créature, lâche Gaxli. Ce n’est pas un enfant à ce stade.
Ils parlent ainsi de moi sans le vouloir. S’ils le savaient, me tueraient-ils sur-le-champ ? Je voudrais leur lâcher au visage que ce sont des idiots, que je suis ce qu’ils sont incapables de croire que je peux être, mais ça serait stupide… cela ne ferait qu’accélérer les malheurs… Essayons, testons le sol du terrain sur lequel je pénètre :
_ Admettons que ça soit l’un de nous. Vous le traiteriez comment ?
_ C’est impossible, fait Esirov. Gaxli est trop vieux, je suis trop jeune, Jec n’est pas assez costaud, Boe pas assez grand, et toi tu es trop jolie.
Je reste sans voix. Ainsi, les Yorods sont grands, costauds, sans âge et laids ? Les hommes font bien vite des catégories où ranger les autres… c’est hallucinant. Ils sont monstrueux, parfois plus peut-être que ces si terribles Yorods. Pourquoi sont-ils comme ça, à mettre des étiquettes sur le dos des individus et à croire tout ce que l’on peut raconter ?
Je dois sauver la réputation de mon père, je dois leur donner le nom que les autres Yorods avaient trouvé pour lui :
_ Les Yorods se donnent des surnoms entre eux, et c’est selon la nature de chacun. Tout le monde sait ça. Sais-tu quel surnom les autres Yorods avaient donné à celui qui a réduit cette Frank en « esclavage » ?
_ Non, je ne sais pas, fait l'enfant avide de savoir.
_ Ils l’avaient surnommé le Différent, le Calme et le Juste.
_ Comment sais-tu ça, toi ? Demande Gaxli, stupéfait.
_ J’en avais déjà entendu parler, un jour où j’étais partie en chasse ; C'était avant de vous connaître bien sûr ; je l’ai entendu dire entre deux Yorods, ainsi que le fait qu’ils allaient le tuer. Je savais qu’il aimait une femme humaine.
_ Tu ignorais donc le reste ?
_ On peut dire ça. Mais aimer, tout le monde en est capable. Les Yorods aussi en ont le droit… vous ne croyez pas ?
Les autres échangent un regard de stupéfaction, j’ai toujours détesté les Yorods, et là je reviens de loin pour leur dire qu’ils ont le droit d’aimer. Ils ont en effet de quoi se poser des questions. Je soupire et hausse les épaules.
_ Laissez tomber.
Personne ne retient l’incident, l’affaire est close. C’est aussi bien. Nous pouvons passer à autre chose, maintenant ! Je ne voudrais pas qu’il y ait quelque chose à cause de moi ou de ce gamin.
Nous avons fini notre repas, nous allons enfin nous acharner sur cette monstrueuse chose, ce Yorod nommé Seigneur Sanglant. Nous allons lui faire ravaler sa carrure et sa fierté.
Esirov a senti mon regard déterminé, et il est intérieurement d’accord avec moi, même s’il se sent bien ici, nous devons y aller. Il a envie de détruire ce monstre, pour sauver le gamin et sa mère, c’est un garçon plein de bonne volonté, il a le même regard que Boe.
_ Nous devons partir, maintenant, dis-je.
_ Artag et moi devrions vous laisser, répond la femme en prenant son enfant dans ses bras.
Finalement, je l’aime bien ce petit, ce n’est pas de sa faute si son père a tué le mien ainsi que ma mère, et déformé leur histoire d’amour. Ce sont mes amis, que je croyais pourtant connaître, qui me semblent à présent étrangers. Je ne les comprends plus. Ils se lèvent, je fais de même. Jec remet son casque et le petit me donne la main. Je le regarde : c’est son père le tueur, pas lui.
Les gens continuent leurs activités, mais le font tout en nous regardant. Sommes-nous si intéressants que ça ? Nous sortons tous de l’auberge, après que j’ai laissé cinq sous sur le comptoir. Le petit ne veut pas que l'on parte, je sens sa main serrée dans la mienne et j'imagine que derrière son regard vide se trouvent plein de pensées, il ne parle plus. Mais moi, même si ce n’est pas lui l’assassin de mes parents, j’ai envie de le voir partir pour oublier au plus vite cette histoire. Pour pouvoir me défouler sur cet Artag, déverser enfin toute la haine sur ce Yorod plutôt que sur un enfant innocent d’un crime qui m’a indirectement touchée.
L'Acia nous voit, puis dit :
_ Faites attention, il est derrière. Tout seul et il vous attend. Il ne veut pas d’observateurs.
_ Nous devons vous quitter ici, dit chaleureusement Esirov en se tournant vers la mère et son petit.
_ Au revoir.
L’enfant fait un bisou sur la joue de chacun d’entre nous, ‘pour nous protéger du Yorod’. Il est trop beau ce gamin, comment lui en vouloir ? Son père a tué mes parents, mais rien n’est de sa faute à lui, au petit Arog.
Je me baisse et lui donne une bague ayant auparavant appartenu à ma mère, et que j'avais enlevée de son doigt lorsque la vie la quitta. Lorsqu’il ouvre la main, je dépose l’objet à l’intérieur et en la refermant, je lui dis doucement :
_ Je reviendrai pour récupérer ça. Nous reviendrons.
Les yeux du petit brillent, il est tellement heureux que je lui confie une preuve de notre retour prochain. À son tour, il cherche dans sa poche et en sort un étrange objet. C’est une pierre précieuse. Il me la tend et dit :
_ Moi, je te donne ça. C’est moi qui l’ai trouvé dans une roche pas très loin d’ici. Je te montrerai quand tu reviendras. Cela te protégera du méchant Yorod.
Je regarde l’enfant. Sa naïveté est touchante, j’aime ce petit, il est trop mignon avec ses grands yeux pleins de gaieté et son large sourire. Et s’il savait que je suis semi-Yorod ?
_ Je vais lui donner une leçon, dis-je. Et je te donnerai un objet à lui pour que tu saches qu’il est bien mort.
_ Et tu vas gagner une marque ?
_ Je l’espère.
Je lui fais un clin d’œil, il sourit en retour.
_ Nous t’attendons, Aïce.
_ J’arrive.
Je pose ma main sur l’épaule de ce gamin dont le cœur est sans doute en train de battre la chamade à l’idée que nous allons risquer notre vie pour le sauver, lui et tout le reste de son village, et rejoins mes compagnons de l’autre côté. Je me retourne à temps pour voir l’ombre du petit disparaissant derrière la porte qui se referme.
Mes amis me regardent avec compréhension. Ils voient bien que je suis dingue de cet enfant, Esirov met même la main sur mon épaule. Ce geste est purement particulier, c’est le geste du héros qui dit à son compagnon : « t’en fais pas, on l’aura ». Je lui fais un clin d’œil, à lui aussi, comme pour dire « on va y arriver », alors que je sais parfaitement que dans l’inconscient ou le subconscient de chacun tambourine la question que personne n’écoute tellement elle est dénuée d’optimisme : « et si on n’y arrivait pas ? »
Sans prêter la moindre attention à cette question que j’ai toujours ressentie comme un échec de la pensée, je m’avance vers le territoire de nos ennemis de toujours ; Je suis au-devant de mon groupe avec, à mes côtés, un Esirov qui se dresse plus que d'habitude.
Devant nous, un Yorod de couleur blanche, comme s'il était pur. Ce qui fait tache sur lui, et c'est le cas de dire, c'est son crâne, couleur Rouge Sang comme s'il se fût plongé la tête dans une grosse marmite de chair en décomposition. On dirait vraiment une tâche. Ses ‘trophées', ce qu'il garde de ses plus grandes victoires contre des Franks solitaires ou en groupes sont sur son bras droit et ses oreilles, sans oublier sa cape. Ce sont des bijoux pour la plupart, des bagues et des pendentifs. Il a les yeux bleus avec un regard – étrangement – doux et plutôt agréable. Personne ne parle, aucun oiseau ne chante, on n’entend que nos pas qui foulent la terre séchée. Le calme avant la tempête.
_ Depuis le temps que je n’avais pas croisé de troupes de Franks, nous dit-il, je croyais bien tous les avoir éliminés. Je suis heureux que quelques-uns uns d’entre vous aient pu survivre aux autres Yorods, ça va me faire un peu d’exercice et certainement une flèche à rajouter à ma belle panoplie.
Tout en parlant, il articule des gestes plutôt gracieux et nous montre avec amour le bracelet auquel pendent déjà ses flèches à la forme de squelettes de poissons, chacune reliée au bijou de cuir par un anneau argenté. C’est étrange. Quelque chose ne va pas… Il pue. Cette créature dégage une odeur nauséabonde, comme celle du métal fondu ; sa voix est plutôt belle mais elle sonne très mal, elle est autant répugnante que son parfum. C’est mon sens Yorod, il sent mauvais, plus que les autres de son espèce en tout cas.
Sans vraiment le vouloir, je fais une grimace de dégoût, comme un réflexe. Au départ, personne ne le remarque. Mais le monstre se tourne vers moi et voit alors que je ne semble pas disposée à l’écouter.
_ Je dégage une odeur particulièrement forte, n’est-ce pas mademoiselle ?
Comment sait-il ça ? Mes amis se tournent vers moi, surpris : eux ne le sentent pas. Aïe, comment leur dire qu’il a cet étrange parfum sans qu’eux aient des soupçons sur moi par la suite ? Non ! Je ne dois pas penser à ça maintenant ! Pour le moment, nous devons le tuer. Ensuite, seulement, je réfléchirai à ma défense. Soit, il ne faut pas mentir. Je suis à moitié noyée.
_ Oui.
_ Tu m’as l’air bien différent de tes amis. Leur caches-tu quelque chose ? Quelles sont ces cornes molles qui dépassent de ton casque ?
Je sens mes cheveux se hérisser sur mon crâne… mon regard se durcit.
_ Je connais la couleur noire de ces cornes. J'ai autrefois combattu un autre Yorod ayant à peu près les mêmes que celles que tu as sur ce que tu appelles ton « casque ». On m'a dit que ce Yorod avait eu un enfant avec une humaine. Celle que j’ai tuée avec l’aide de ces abrutis de sa sale race.
Quoi ? Lui aussi était là. Et il a aidé le père d'Arog à tuer mes parents. Je n’y crois pas. Mes amis aussi sont déboussolés, ils ne savent pas qu’il s’agit de moi lorsque ce monstre parle d’un « enfant ». Ils ne le savent pas encore. Pourvu que ça dure.
_ Aïagar était un excellent Yorod, pourtant. Un Yorod quatre flèches.
Il connaissait mon père. Je reste coite, je ne sais que faire et alors qu’il va continuer, je ne peux que tendre l’oreille, ainsi que mes compagnons :
_ Quand il a rencontré cette Frank, cette Sakoe, je lui ai dit de se méfier, car l'amour rend aveugle.
Alors son ton se fait plus glacial, sa véritable voix apparaît :
_ Depuis ce jour, il a été contre nous ses propres frères, il nous a détestés, il nous a trahis.
Les dernières paroles sont hurlées, jetées en l’air comme des insultes. Une sueur glacée coule le long de ma colonne vertébrale. Mais il se redresse, et reprend un air décontracté.
_ Tes marques ne te font pas trop mal lorsqu’elles grandissent ?
C’est à moi qu’il parle ? Je garde le silence. Comment peut-il savoir que j’ai les marques ? Personne ne m’a jamais vue excepté mes parents. Comment ? J’écarquille les yeux, j’ouvre la bouche sans pouvoir prononcer une parole…
_ Donc c’est bien ce que je pensais. Ils ont fait semblant durant notre combat de n’être que deux créatures seules mais ils avaient caché leur si joli petit rejeton.
Il m’a coupé le souffle ! Figée comme une statue, je ne peux faire autrement que le laisser parler tout en priant pour que rien de plus ne soit dit… mais le ciel est étonnamment silencieux à mes appels. Artag prend une attitude maternelle, presque gentille.
_ Et comme les parents étaient contre les Yorods, il est normal que le bébé se soit allié avec les humains.
Enfin, une lueur mauvaise dans les yeux, il termine son numéro en se rapprochant de moi qui ne peux toujours pas bouger, paralysée par la peur, avant de dire :
_ Monstrueux sort, tu n’utilises que 10% de tes véritables capacités chez les hommes, puisque tu devrais, en théorie, être aussi puissante qu’eux ; tu aurais plus servi chez nous.
Tous sont choqués par cette révélation.
_ Aïce… dit Gaxli.
De mon estomac serré par la terreur de la révélation monte une envie bouillonnante de frapper. La peur a été remplacée par la colère ! Ce monstre va me payer ce qu’il vient de dire, il va aussi payer ce qu’il a fait il y a neuf ans exactement ! Il va mourir dans d’atroces souffrances, le Seigneur Sanglant. Je ne peux rien dire à mes compagnons pour le moment, on parlera après que j’aurai tué ce déchet !
Pour le moment, je me concentre sur l’action présente ; de toute façon, en parler ne ferait que retarder sa mort. Tu vas voir, Seigneur Sanglant ; tu vas saigner comme jamais.
Mes amis n’ont pas le temps de faire quoi que ce soit que je sors mon épée et que je me jette sur Artag avec toute la puissance et l’énergie nécessaire pour faire éclater une bombe. Le Yorod me voit venir, mais ne réagit pas tout de suite. Il me laisse le frapper une ou deux fois, puis il se met à esquiver mes coups. Ce n’est pas un vrai combat, il n’attaque pas : il joue avec moi donc avec le feu. Il compte se moquer de moi en plus de m’avoir humiliée devant mes amis ? Je cherche son point faible pour achever au plus vite ma mission. Il m’échauffe les oreilles rien que par les phrases qu’il a prononcées il y a un instant. Je tente de frapper, une fois, deux fois, dix fois…
Mais il est inutile de s’essouffler. Je m’arrête, il ne bouge pas. Nous nous regardons un moment.
_ Pourquoi n’attaques-tu pas ? Demande-t-il.
_ Parce qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ; attaquer une cible qui ne se défend pas ne sert à rien.
_ Tu as bien vécu pendant ces neuf ans avec papa et maman ?
Pourquoi me demande-t-il cela ? Pour me faire réagir ? En tout cas ce n’est pas anodin ; il ne faut pas tomber dans le piège mais entrer dans son jeu.
_ Très bien, mais ç'aurait été mieux si je les avais eus un peu plus longtemps auprès de moi pour m'enseigner la vie.
Il acquiesce et croise les bras, on dirait un professeur… Artag aime sans doute endosser plusieurs rôles… un comédien, donc ? Pour cacher quelque chose ? Ou pour mieux nous perdre ?
_ Je comprends très bien. Tu as menti aux Humains qui t’accompagnent. Pourquoi as-tu fait cela ? Tes parents, même avant de mourir, t'ont tout de même appris le respect d'autrui.
Que répondre à cela ? Ce Yorod m’énerve. Je me rappelle que, lorsque j'étais Frank solitaire, un vieil homme qui répétait tout le temps les mêmes choses dans un village m'avait dit un jour « qui n'a jamais aimé n'a jamais menti ». Cette phrase veut tout dire…
_ Qui n’a jamais aimé…
_ N’a jamais menti ? Je la connais celle-là.
Prise de court…
_ Mais était-ce une raison pour leur cacher ta personnalité ?
La question basique par excellence. Oui, c’en était une. Ils ne m’auraient jamais acceptée dans leur groupe ; pire, peut-être, ils m’auraient sans doute tuée, pensant que je ne suis qu’un monstre, moi aussi. Mon silence en dit plus long qu'un discours.
_ Donc tu as fais ça non parce que tu les respectais mais pour te protéger d’eux. Tu es une orgueilleuse.
Les amis, … c'est maintenant que vous êtes censés intervenir. En disant des choses dans ce genre : « non ce n’est pas une orgueilleuse ! Tu te trompes sur son compte. »
_ C’est étrange, je n’entends rien de leur part. Ils ne sont pas là pour t’aider, tes « amis ». Es-tu vraiment certaine d’en avoir ?
Je me retourne vers les membres de mon groupe, les Esirov’. Ils me regardent comme si j’étais un rêve, pourquoi m’abandonnent-ils ainsi ? Je n’y tiens plus ! Empoignant avec toute ma rage l’épée qui m’est restée dans les mains, je me retourne mais ai-je à peine le temps de voir derrière moi qu’il n’y est plus, qu’une grosse main s’abat sur mon casque puis tente de l’arracher.
Je me retrouve tout à coup soulevée du sol. Je lâche mes armes. Que se passe-t-il ? Le casque n’est pas assez solide face à une telle poigne, il cède facilement à l’emprise de la main d’Artag. Mes cornes molles retrouvent leurs racines à l’air libre, je m’affale par terre ; mes longs cheveux tombent à mes côtés, le vent s’y engouffre, j’ai froid au crâne.
_ Comment ça fait de voir un véritable hybride d’Humain et de Yorod ? Demande Artag à mes compagnons abasourdis. C’est drôle, n’est-ce pas ?
Il pose sa main sur mon épaule aussi délicatement qu'un chat caresse une souris, me penche en arrière sans que je puisse faire quoi que ce soit, et m'arrache aussitôt mon turban, montrant au Ciel, au Soleil et à mes amis les marques que j'ai sur le menton.
Elles sont juste un peu roses mauves, mais si elles restent trop longtemps au soleil, elles vont devenir rouges sang, et je ne pourrai pas retrouver la couleur d'origine. Je suis déconfite, perdue. Je baisse la tête, il a été plus fort que moi.
_ Méfiez-vous d’elle, dit la voix d’Artag. Elle est dangereuse pour vous, pauvres humains. Elle va vous tuer.
_ C’est toi qu’elle va tuer, dit une voix que je connais bien et qui me réchauffe le cœur.
Je relève le menton, pour m’apercevoir que celui qui a parlé s’est aussi avancé le premier. Il s’agit bien d’Esirov, qui n’a jamais douté de ma franchise à propos de ma haine contre les Yorods. C'est en lui seul que j'avais mis tous mes espoirs, et je vois que j'ai bien fait. On ne peut mieux.
_ Tu ne me crois pas ? Demande Artag, surpris. Tu n’as pas peur d’elle ?
_ Je sais que si elle avait voulu, elle aurait été de votre côté, et qu’elle nous aurait tués peut-être l’un après l’autre. Parce qu’elle est très puissante. Alors peut-être qu’elle a du sang Yorod, mais elle renie ce rang pour être des nôtres. C’est un sacrifice qu’elle a fait pour être acceptée par nous, son casque et son turban. Moi, je crois en elle.
J’adore Esirov à un point inimaginable. C’est fou ce qu’il parvient à bien me défendre. Les autres ne savent qu’en penser, ils sont partagés entre l’envie de me tuer et celle de suivre le chef de notre Groupe.
_ Ainsi, tu dis qu’elle mérite de vivre ? Demande encore Artag plus perdu que jamais face à ce jeune homme qui ne craint pas ses attaques mesquines. Mais ça a suffi à me remettre d'aplomb.
_ Comme l'espèce humaine mérite de vivre, dis-je ; Yorod incapable, tu vas périr.
Me déliant de son emprise, je saisis à nouveau mon épée, et continue à frapper le Yorod perdu ; son regard est incertain, il ne sait plus que faire parce que quelqu’un est venu m’aider, parce que j’ai repris espoir. Sa force ne peut plus m’atteindre. Arrivé à mes côtés, Esirov, toujours fidèle à lui-même, qui frappe avec son cimeterre, est aussi certain de lui que moi. Et nous sommes persuadés que même à deux, nous allons le vaincre.
Artag le Seigneur Sanglant se ressaisit enfin : il prend sa masse, la fait tournoyer au-dessus de sa tête comme pour nous impressionner, puis fend l’air dans ma direction. Mon épée ne tiendra pas le choc, il faut que j’utilise un autre moyen…
Fiszter, je te laisse guider mes pas pour la toute première fois de ma vie. Je te sors de mon esprit, toi ma lame enchantée, qui me permettras de connaître la victoire ainsi que le repos. J’ai assez observé ma mère s’entraîner avec toi, je te connais sous tous les traits ! Tu renfermes bien des secrets encore, et bien des maléfices contre ces Yorods qui en veulent tant aux Humains, et celui-là ne nous échappera pas ! J’ai promis à un petit garçon que je tuerais ce monstre et que je reviendrais. Je ne peux pas faillir à ma promesse.
C’est pour la première fois de ma vie que je sors enfin mon Arme intérieure. Fiszter apparaît en un clin d’oeil, Artag est tout étonné qu’un être comme moi en ait un, et mon ami est lui-même surpris de voir que je possède un Arme intérieure ; les autres quant à eux comprennent que je suis digne d’être considérée comme un Frank, et non comme un Yorod. Sans attendre que le monstre se ressaisisse, je frappe un bras, d’où s’échappe alors un sang noir qui coule sur sa peau blanche, il crie, il se débat. Il me frappe violemment, je me retrouve projetée à deux ou trois mètres et laisse alors Esirov seul. Jec et Boe me relèvent, tandis que Gaxli sort son Arme intérieure à lui. L’immense Faux apparaît alors, qui s’annonce tranchante. L’homme s’élance et, au moment où le Yorod allait écraser Esirov de son immense arme, tire le frêle garçon derrière lui pour parer l’attaque à sa place. Contre un bloc de pierre, Artag ne peut lutter. Quoique…
Tandis qu’ils échangent les frappes comme deux nobliaux échangeraient des parades en escrime, les deux adversaires que nous observons parlent :
_ Le choix de ton Arme intérieure n’est pas anodin.
_ En effet, j’aime couper la tête des Yorods.
_ Avant de t’occuper des Yorods, je te soupçonne de t’être déjà chargé d’autres de tes confrères…
Il a frappé juste. Gaxli s’emporte, frappe comme un bourrin.
_ Finalement, soufflais-je à mes voisins en regardant le spectacle, il n’y a pas que moi qui suis bizarre dans ce groupe.
_ Je crois que personne n’est vraiment normal chez les Esirov’, répond Jec.
_ Il faut les aider, faire quelque chose, s’emporte alors Boe. Nous n’allons pas les laisser se faire tuer, rassurez-moi !
Il fait apparaître à son tour son Arme intérieure, l’immense bâton brille d’une aura jaune-or. Boe est triste. Je ne sais pas de quoi, mais l’aura de sa canne montre parfaitement son sentiment présent. C’est la seule chose qu’il n’a jamais honte de montrer. De l’autre côté, Jec fait aussi sortir le sien. Il s'avance de trois ou quatre pas, pousse nonchalamment Esirov qui vient de se relever avant de crier à Gaxli :
_ Bouge de là le vieux !
Notre aîné se baisse et le Jec crache sa gerbe de milliers de petites ondes blanchâtres allant immédiatement grignoter le visage du Yorod qui se met à hurler.
Pendant ce temps-là, Esirov tend son Arme intérieure droit devant lui, ferme les yeux et tire sa flèche, Boe lance un sort de cryogénisation interne en faisant tournoyer son bâton au-dessus de sa tête et Gaxli tente de couper les jambes du Yorod tandis que moi, je fixe Fiszter et me lance à nouveau à l'assaut.
Nous allons l’anéantir, à coup sûr ! Il ne va plus rien rester de lui… alors que Jec vient seulement de terminer, je veux donner le coup de grâce, pour une fois. Je traverse les quelques mètres qui me séparent d’Artag, et tandis qu’il se tord de douleur, je lui glisse :
_ J’aurai su mieux gérer mon calme que toi, on dirait. Et mes amis, je les choisis bien.
Prenant alors toute la force qu'il reste en moi, tandis qu'une lumière mauve s'empare de la lame de Fiszter fixée à la place de mon bras, je m'élance dans les airs, et à peine quelques dixièmes de seconde avant de frapper, je lui fais un clin d'œil. Ma lame s’abat sur son crâne alors que je lance la phrase préférée de ma mère :
_ À Aïagar et à Sakoe !
Touchée au front, sa boîte crânienne s'ouvre en deux dans un dernier hurlement de douleur, son cerveau est aussi tranché, le sang coule à flots, un sang rouge, presque humain… comme si c’était, en réalité, celui qu'il avait fait déverser pendant si longtemps par tant de Franks… bien fait, c'est bien fait pour lui. Il n’avait pas à parler comme ça de ma famille. Je me penche sur lui, et m’apprête à cracher sur sa dépouille, mais son visage tordu et fendu est tellement pitoyable qu’il ne mérite même pas un regard. J’observe ses oreilles et vois une bague qui scintille.
Elle est plus jolie que les autres, c’est un objet doré avec un rubis au milieu. Il y a un losange avec les initiales SD gravées à l’intérieur. Peut-être le nom du propriétaire.
Mes amis me regardent, je ne fais pas attention à eux et me penche pour arracher l'objet. Lorsque je le regarde de plus près, j’aperçois aussi des SA sur chacun des côtés. Mais alors à qui appartenait ce bijou ? SA ou SD ? En tout cas, j’ai maintenant une preuve qu’Artag est vraiment mort. Enfin ! Je me retourne pour repartir vers la Porte et donc la ville, mais mes compagnons de route me font face : Boe a un regard triste et comme perdu. « Pourquoi n’as-tu rien dit ? » crie ce regard. Jec me voit comme le prochain ennemi à abattre. Quelque chose de très agréable… Gaxli, lui, n’ose même pas me regarder et fait disparaître son Arme intérieure comme si je n’étais pas là. Quant à Esirov, il me toise sans avoir vraiment l’air de savoir s’il doit me tuer ou me serrer dans ses bras.
_ Vous croyez que si j’avais été de leur côté, je serais restée Frank avec vous ? Que j'aurais risqué ma vie des centaines de fois pour notre équipe, pour nous, pour vous. Vous croyez que je me serais fait tant de soucis à propos de chacun si je ne vous aimais pas ?
_ Pourquoi es-tu devenue Frank et non Yorod ?
_ Mon père, malgré le fait qu’il fut Yorod, n’aimait pas ses frères. Il était de vôtre côté. Comme ma mère. Mais seulement, à cause de l’apparence de mon prédécesseur, vous les humains aviez cru que ma mère était devenue folle, et vous aviez décidé de les tuer tous les deux.
Je ne peux pas m’empêcher d’ajouter avec ironie :
_ Quel couple horrible !
_ Nous n’étions pas là.
_ Si vous l’aviez été, criai-je, vous les auriez tués quand même.
Enfin, je murmure :
_ Vous me dégoûtez.
Me dégoûtent-ils vraiment ? Ont-ils mérité ce que je viens de leur dire ? Je me souviens de la taverne, quand le petit a parlé de cette histoire. Je me souviens de leur réaction face à l’amour d’un Yorod et d’un Frank. Oui, ils me dégoûtent. Boe semble choqué par ce que je viens de dire, il ouvre la bouche comme pour dire quelque chose, mais rien ne sort. Je suis incapable de m’arrêter, le sang bat à mes tempes, la colère sans doute…
_ Évidemment, quand on sort du lot, on n'est pas « normal », regardez-le ce gars bizarre, il faut que l'on l'abatte sur-le-champ. Il ne mérite pas de vivre. Les hommes ne vivent que par et pour leurs reflets. Ce sont des égoïstes. Mes parents étaient ‘différents’, eux !
Sur ces bonnes paroles, je les regarde comme si eux aussi m’avaient pendant toutes ces années menti parce qu’ils n’ont pas su comprendre ce qu’est l’amour, et ne m’ont jamais fait part de leur si grande Xénophobie. Puis, ayant mon objet en poche, lançant un dernier soupir, je pars, coupant en deux la ligne qu’ils forment alors qu’ils s’écartent sur mon passage. J’avance, sans regarder derrière moi ; s’ils veulent, ils me rattrapent, sinon tant pis pour eux. Seulement, je voudrais bien garder la tête haute mais je repense à toutes ces années, six exactement, bientôt sept, que l’on a vécu tous ensemble, sous le signe de la Fraternité et la Solidarité. Nous étions les chevaliers du Monde, nous faisions absolument tout et n'importe quoi, convaincus que l'on donnait déjà des sueurs froides aux Yorods que l'on provoquait en duel. Ma belle, si belle jeunesse. Qu'ai-je fait de toi ?
Alors que je suis perdue dans ces sombres pensées, une main puissante m’agrippe l’épaule. Elle me force à me retourner, je vois Esirov en face de moi, lui aussi les larmes aux yeux, qui me considère avec ce si tendre regard, mélange de tout, amour et amitié. Il me contemple désespérément, comme si je comptais énormément à ses yeux, puis se jette dans mes bras pour fondre en larmes chaudes et douces. Je pleure, moi aussi, je ne me retiens pas. Comment se retenir devant quelqu'un qui connaît notre tempérament et qui sait que l'on a envie de pleurer comme lui ?
Lorsqu'il a fini, il soulève mon menton, et commence à toucher les symboles rouges sang sur ma peau. Puis il touche mes cornes molles.
_ Je ne pensais pas que c’était comme ça, une corne de Yorod, dit-il pour donner une contenance à son action.
_ C’est parce que je ne suis que semi. Si j’étais un vrai Yorod, elles seraient dures depuis longtemps. Ma peau humaine retarde un peu la pousse et le durcissement.
_ Moi je te suis, ajoute-t-il. Je veux que tu restes dans notre équipe. Nous avons fait un pacte, de toute façon. Donc à moins de mourir ou de devenir folle, tu ne peux pas nous quitter.
_ Merci de me faire confiance ainsi, Esirov. Merci beaucoup.
Les autres se tiennent derrière, comme s’ils étaient finalement d’accord avec lui. Nous reprenons notre chemin en direction de la ville, lorsque je pense à quelque chose : les gens verront que ces cornes sont à moi. Que feront-ils ? Tant pis, ils n’ont qu’à m’accepter.
L'Acia nous salue une nouvelle fois, ajoutant qu'il est heureux de nous voir encore en vie ; heureusement que ce sont des objets sans vie et sans conscience ; il ne sait même pas qui je suis. Puis la porte s’ouvre, et je vois derrière elle le petit, sa mère, ainsi que tout le reste du village venu voir les vainqueurs.
Nous sommes acclamés, applaudis, les gens nous sautent joyeusement dans les bras. Tant mieux pour eux. Ils n’ont pas compris. Ou alors ils ont compris mais m’acceptent tout de même. L’enfant s’approche de moi.
_ Arog, dis-je en me penchant et en mettant la main renfermant l’objet dans mon dos, j’ai un cadeau pour toi.
Je lui tends la bague, et son visage joyeux se transforme en grimace triste et horrifiée.
_ Qu’y a-t-il mon ange ? demande sa mère.
_ C’est… répond le gamin en prenant l’objet et en le regardant de plus près. C'est… c'est la bague de papa !
Fin du Chapitre Premier.
A l’amitié sans amour…
A l’amitié sans amour…
La Légende des Deux Frères
Une petite histoire
Pour tous les personnages que j’ai créés
Et que j’ai pu parfois abandonner
Comme de malheureux petits jouets
Qu'un enfant aura délaissé
Car ce sont eux qui m’ont faite.
Pour tous les personnages que j’ai créés
Et que j’ai pu parfois abandonner
Comme de malheureux petits jouets
Qu'un enfant aura délaissé
Car ce sont eux qui m’ont faite.
De leur domaine aux colonnes fleuries de milliers de boutons rouges, violacés et blancs, et aux marches nuageuses marbrées d'un rouge d'amour, les deux êtres aux traits jeunes jusqu'à la fin des temps, main dans la main comme le frère et la sœur qu'ils étaient, chacun assis sur le trône aussi bleu que le reste du ciel qui lui était destiné, ils repensèrent à l'une des grandes histoires qui avaient su forger une contenance à leur monde, sur lequel ils veillaient depuis tant de siècles...
Elle, de son regard mauve perdu dans les immensités ténébreuses de la terre qui l’avait accueillie comme sa reine ; Lui, sentant et ressentant les volutes de fumée s'échappant de chaque chaumière gardant le feu qu'il avait appris à aimer comme un père.
Mais au travers de leurs pensées et ressentis, ils ne songeaient tous deux qu'à une seule chose, l'histoire de deux frères, comme ils en eussent une eux-mêmes, l'histoire d'une Liberté explosive qui se prend d'amour pour l'aventure et l'attachement à une âme sœur en l'être de la Peur elle-même
***
Il est une légende en Rexegan, selon laquelle, après avoir fabriqué l'univers tout entier, après avoir décidé de façonner un monde où la vie paraîtrait d'elle-même et non grâce à lui, Néant, le Dieu des Dieux, savait que ni lui ni les deux autres Dieux, Uhor du Feu et de la Brise, et Taxar de l'Eau et des Collines, ne sauraient veiller éternellement si peu nombreux sur ce Monde qu'ils aimaient tant. Ainsi, après avoir passé bien des années à réfléchir à la façon dont il allait procéder, il façonna une créature unique, à laquelle il donna le Libre Arbitre ainsi que la possibilité de changer de formes. La bête fut ensuite nommée par les Hommes, Iburo.
Lui ne donna pas de nom véritable à sa créature, pour qu'elle puisse avoir la totale liberté. Ce nom voulait dire en Danaéen, le langage perdu de ce peuple ancien « Celui qui Change » et « Celui qui Évolue ».
Avant de l’envoyer sur Rexegan avec la mission de veiller sur les Saisons, il l’amena voir les deux jeunes Dieux de Rexegan, sans lesquels Iburo ne pourrait jamais être éternel, jusqu’aux pieds de leurs trônes.
Sous forme d'un jeune fermier en signe d'humilité devant eux, la créature se présenta donc à Uhor et à Taxar et s'agenouilla face à leurs sièges respectifs.
Il pencha la tête en avant, vers chacun des deux Dieux, qui, l'un après l'autre, lui firent un baiser sur le front, signe de l'Éternité, lui donnant ainsi la vie inachevable dont il avait besoin pour veiller à son tour sur Rexegan.
Alors devenu indestructible, Iburo se lança tout d’abord dans l’exploration de son Monde, tout en changeant le climat partout où il passait et selon sa fantaisie. Les vallées verdoyantes du printemps revigorant, les alentours parsemés de merveilles des volcans terrifiants, les somptueuses guerres de couleurs entre les plantes des forêts et des bois souterrains, les douces allées et venues des oiseaux à leur gré parmi le merveilleux flot aérien… Rien n'était prêt à lui échapper tellement, il était avide de connaissances ; De plus, il avait la capacité à faire une chose grâce à sa Liberté : il pouvait au choix se battre pour le bien ou le mal. Loin de chercher à gagner en gloire, il décida de protéger la veuve et l’orphelin, et de défendre ce qui devenait alors son idéal, le Bien.
Bien entendu, tout d’abord aveuglé par sa soif de découvertes, Iburo ayant exploré jusqu’à la moindre parcelle de Rexegan s’en fut dans d’autres Mondes, car ayant encore envie de voir, d’apprendre. Cette erreur qu'avait commise Néant en ignorant qu'un jour, son enfant partirait faillit perdre Rexegan à jamais : En effet, l'un des Éternels étant absent, le Cycle des Saisons fut pris d'un déséquilibre plus brutal que jamais, et l'Hiver recouvrit la surface du Monde Rexegien. Les races résistaient tant bien que mal à cette Saison qui s'éternisait, mais Rexegan tout entier ne tiendrait pas longtemps.
Puis, on ne sut comment, Iburo revint, comprenant alors qu’il aurait pu causer l’extinction de son Monde. Alors, il retourna auprès des siens, renonçant de ce fait à ses si nombreux désirs d'explorations, et accepta son devoir de veiller sur les saisons de son Monde.
Cependant, le Changeur de Formes se sentait seul et s’ennuyait ferme dans sa triste solitude ; Ainsi, il alla voir son père afin de lui demander à créer un être qui serait son frère et qui partagerait ses aventures, à qui il confierait ses secrets et apprendrait ses savoirs. Voulant faire plaisir à son enfant, Néant ne put résister face à la petite souris toute blanche qu'était devenu Iburo lorsqu'il lui avait demandé à exaucer cette faveur, et entama la création d'un second Éternel.
Malheureusement, pendant ce temps-là, des hommes sur Rexegan, qui voulaient avoir, eux aussi, l'Immortalité étant donnée le fait qu'ils se battaient également pour la justice, des Grands Chevaliers qui avaient été, pour leur courage et leur force, choisis et formés par les deux jeunes Dieux et ainsi fait partie des Quatre grands Ordres de la Chevalerie, générèrent leur propre rébellion contre ceux qui avaient jadis mis tous leurs espoirs en eux.
Ils vinrent trouver directement les Dieux dans leur Royaume perché au-delà des consciences, et, sans chercher à savoir s’ils en ressortiraient morts ou vifs, commencèrent une lutte sans merci. Même s'il se savait intouchable, Iburo aida comme il pût Uhor et Taxar dans leur tâche de faire revenir les hommes sur leur décision, car plus loin, dans une salle claire et quasiment vide, à quelques pièces de là, Néant continuait la création de son second enfant.
Malgré toutes les paroles, tous les gestes, toutes les promesses, qu’ils allaient tenir sans doute, de la part des Dieux pour éviter les effusions de sang, les chevaliers étaient bien trop envahis par la haine ; Aucun des trois êtres supérieurs ne pouvait porter la main sur ceux qui avaient été auparavant des alliés, des amis, des élèves ; alors au fil du temps, voyant les êtres devenus leurs ennemis leur céder du terrain, les hommes chargés de colère parvinrent finalement jusqu’au retranchement le plus lointain des Dieux, la salle où Néant tentait coûte que coûte d’achever sa seconde création.
En entrant dans l'immense salle, les chevaliers en mirent la moindre parcelle sens dessus dessous, et firent alors un vacarme tellement monstrueux que la petite créature ouvrit les yeux avant l'heure. La peur au ventre, l’être inachevé s’en fut loin, aussi rapide que l’éclair.
Avec à la fois tristesse et colère dans l'âme, persuadé que mal venait d'être fait, Iburo massacra sans pouvoir lui-même se contrôler, tous les chevaliers présents chez les Dieux.
Puis dans sa lancée, il se mit en quête de retrouver l'être échappé afin que son père achève sa création. Néant le laissa faire sans même le réprimander d’avoir fait couler le sang dans un lieu divin.
Mais le nouveau-né, qui fut appelé par les hommes dans le langage commun Mataro, « Celui qui Fuit », « Celui qui Craint », ne se laissait pas attraper si facilement : croyant qu’il s’agissait sans aucun doute d’un nouvel ennemi, venu lui aussi le dévorer, il se terrait jour et nuit, et eut une idée dans sa peur, qui le frappa comme une lumière transperce la nuit. Il allait apprendre à devenir autre chose, comme cet être qui le poursuivait sans relâche. Bien entendu, son père Néant avait déjà semé les mêmes gènes qui se trouvaient aussi chez Iburo, et il ne lui fut pas difficile à venir à bout des transformations. Ainsi, lorsque son grand frère fut enfin parvenu à le retrouver, dans cette sordide grotte que même les chauves-souris avaient fuie, et à lui bloquer toutes les issues possibles, il changea de forme :
Face à la grande créature humaine qu’était devenue Iburo, la petite boule de poils blanche et innocente devint alors un dragon aussi noir que l’Univers et aussi terrible que le Feu.
Sachant parfaitement qu'il ne pourrait jamais combattre contre son propre frère, Iburo se laissa frapper, mordre et brûler sans riposter, car le moindre de ses coups à lui pouvait tuer Mataro, qui n'avait encore reçu la marque des Dieux. Et il ne voulait se résoudre à perdre son petit frère adoré.
Pas maintenant qu’il vivait, pas maintenant qu’il était là pour partager ses voyages, ses aventures, ses joies et désespoirs. Cependant, le nouvel être s’acharna si fort sur Iburo que ce dernier put à peine se relever après son combat duquel l'Être de Peur avait fui. Avant toute chose, il se dit alors qu’il devait tout faire pour que Mataro reçoive à son tour le Baiser des Dieux, car sa vie était fragile contrairement à celle du Changeur de Formes.
Il retourna dans la Demeure des Dieux, au milieu de la grande pagaille régnant dans le lieu, auprès de son père inquiet, afin de lui parler de ce qu’il venait de se passer. Néant, ne pouvant lui non plus souffrir plus longtemps, appela son autre fils, du fin fond de son cœur, grâce à ce lien qui unit celui qui crée à sa création. Ce dernier fut comme attiré par l’appel de celui dont il ignorait qu’il était l’enfant. Il sortit, pour la première fois, de sa cachette, sous forme d’un grand oiseau de toutes les couleurs, et s’élança vers l’endroit d’où provenait la voix sans réfléchir.
Lorsqu'il se retrouva face à Néant, Mataro se rendit compte que c'était le Dieu des Dieux qui l'avait appelé désespérément à lui et s'apprêta à fuir de nouveau, mais Iburo l'attrapa alors qu'il ne s'y attendait pas, et les deux jeunes Dieux accoururent afin de lui faire le baiser symbolique d’Éternité.
Ils eurent seulement quelques secondes pour ce faire, à peine le temps d’agir, que le pauvre Mataro, terrifié, se débattait déjà pour partir ou se battre.
_ Père, hurla Iburo. Père, ne peux-tu pas achever ton travail ? Ne peux-tu pas en faire un être normal ?
_ Je ne peux rien faire mon enfant, prononça à regret Néant. Je ne peux pas l’aider.
Se sentant défaillir, Iburo prit une teinte blanchâtre, ses traits devinrent fins, l’on pouvait presque voir à travers lui. Malgré tout, il tenait encore son frère à bout de bras.
_ Pourquoi ? Pourquoi ne peux-tu rien faire ?
Néant resta de marbre, ou feignit de ne pas entendre. Il tourna le dos à ses deux fils, l’un tenant l’autre qui tentait vainement de se défaire de l’emprise du premier. Sous sa majestueuse forme de loup géant, il s’éloigna de quelques pas, gardant le silence ; puis, il se tourna sans un bruit vers son fils et dit enfin :
_ Il est trop tard maintenant, pour que je puisse achever sa création. La première image de sa vie a été l’horreur, il ne changera jamais. Tous les êtres vivants, tous sans exception, sont désormais ses ennemis.
Détruit jusqu’au plus profond de son âme, déchiqueté, Iburo laissa ses jambes s’affaler au sol divin, lâchant par le même sentiment d’être à nouveau seul dans l’Univers, son frère qui s’en fut le plus loin possible des Dieux.
S’ensuivit alors un hiver bien plus rude encore que tous les précédents, et qui allait en être aussi le plus horrible que le Monde de Rexegan connait à ce jour. Iburo, ne parvenant pas à se ressaisir, ne pouvait se résoudre à penser que son propre frère le considérait comme son ennemi. Cela lui fendait le cœur. Peut-être aurait-il mieux valu alors le tuer plutôt que de lui faire subir une telle souffrance.
Le Changeur de Formes plongea alors le Monde de Rexegan dans un froid terrible, d’où personne, pas même lui, ne pourrait sortir. Pendant six années, il n’y eut plus qu’une seule saison, celle du froid, de la neige et de la glace, une saison qui mordait les régions les plus désertiques, aussitôt mortifiées face au froid.
Ceux que l’on appelait les chevaliers étaient des êtres humains qui vivaient en autarcie dans une contrée reculée, choisis dès leur enfance par une marque sur la joue, entrainés par des êtres que l’on disait bénis par les Dieux, et renforcés spirituellement et physiquement après des années d’entraînement. Ils étaient réunis en cinq grands ordres, portait chacun un totem différent suivant l'ordre auquel il appartenait et se devait de protéger le monde de Rexegan. Capables de manipuler la magie, ils représentaient chacun un objet, un sentiment ou une particule de l’un des cinq éléments fondamentaux qui composaient Rexegan. De chacun émanait une aura particulière, qui le différenciait des autres, et qui faisait comprendre à un œil averti quelle entité ils représentaient exactement.
L’ordre de la Salamandre, l’ordre de la Murène, l’ordre du Circaète, l’ordre du Lycaon et l’ordre du Scarabée, ces cinq ordres, représentant chacun le feu, l’eau, l’air, la terre et la vie, étaient les piliers de la vie en ce monde immense. Mais après la révolution qu’ils menèrent contre leurs créateurs, personne ne put reprendre le flambeau et transmettre la sagesse et la force aux nouveaux guerriers désignés pour se battre au nom du Bien.
Sachant qu'Iburo pouvait changer, grâce à sa formidable condition, un jeune Chevalier dont l'aura montrait qu'il était l'Orque, chevalier de la Glace de l'ordre de la Murène, vint le voir, dans son antre gelée, par-delà même les mers du Nord.
Il suffisait d’après lui de rallumer la flamme dans le cœur du Changeur de Formes pour qu’il continue de croire en l’Espoir, qui faisait que toute onde pouvait devenir vie. Et c’était ce que le jeune Chevalier comptait faire.
Lorsqu’il parvint dans l’Antre d’Iburo, au plus profond de ce que les peuples appelaient tout simplement le Monde Nordique, qui se trouvait être certainement l’endroit le plus glacial de Rexegan, il prit peur et manqua de s’enfuir. C’était si mort, si blanc, si terne… ce paysage ressemblait à un amas d’os assemblés depuis longtemps pour ne former qu’une masse compacte appelée sol.
Mais son cœur lui fit comprendre que s’il faisait demi-tour sans l’avoir au moins vu, tous les sacrifices que son village entier avait faits n’auraient servi à rien. Alors il entra.
Dans sa grotte blanche, sous la forme d’un des immenses humanoïdes de Rexegan, le Changeur de Formes dormait, du sommeil du juste. Au moment où le jeune homme allait le toucher, le Monstre bougea et dit d’une voix grave et résonnante :
_ Pourquoi es-tu venu, Chevalier de Glaces ?
_ Je suis là pour vous aider, répondit le jeune homme.
Sous sa forme de géant, Iburo tourna la tête et le jeune Chevalier comprit que la tâche n’allait pas être facile. Son regard était à la fois triste et gai, la créature semblait bonne et mauvaise. On ne pouvait savoir si elle voulait le bien ou le mal.
_ Tu es là pour m’aider, répéta pour lui Iburo, une once d’ironie dans la voix, avant de prendre un air plutôt las. Je n’ai pas besoin d’aide, j’ai besoin de mourir. Tu ne peux rien pour moi.
Le Chevalier, dont le nom était Laoke, savait faire des choses exceptionnelles, il pouvait changer l’air en vent gelé, la pluie en neige, l’eau en glace. Il prit une poignée de neige, dont il fit une boule qu’il laissa alors fondre dans le creux de ses mains tièdes. Lorsque la neige fut un bol d’eau, il la gela d’un seul coup, en faisait alors une coupelle de glace. Les yeux de l’immense bipède se fermèrent, puis se rouvrirent.
Sa forme changea, il se fit tout petit, tout velu, tout blanc ; il venait de se changer en Renard polaire. Ses grands yeux jaunis fixèrent le jeune homme qui posa la glace à terre, puis se pencha respectueusement vers l’animal :
_ Pourquoi perdez-vous espoir ? demanda-t-il. Toutes les créatures de Rexegan sont en train de périr à votre place ; n’aimez-vous donc pas votre monde ?
_ Je l’aimais, répondit Iburo dont la voix était alors féminine, douce et claire. Mais depuis la rébellion de tes ancêtres, depuis que mon frère ne vit que par la Peur, ma vie est totalement gâchée.
_ Vous êtes son frère, dit calmement le Chevalier. Et par ce fait, même s’il a peur de vous, il vous reconnaîtra par les liens du Sang, car ce qui coule dans ses veines coule dans les vôtres, vous avez été créés par le même Dieu. Il est impossible qu’il ignore que vous êtes son frère, et ce même s’il vous prend comme un ennemi. Il peut vous écouter, faire ce que vous dites. C'est vous qui ne l'écoutez pas et ne l'entendez pas crier sa peur.
_ Comment veux-tu entendre un être qui t’a fui aussi loin qu’il a pu ?
_ Il ne faut surtout jamais perdre Espoir. S’il ne vous écoute pas un jour, peut-être le fera-t-il le lendemain.
Iburo garda le silence. Ce garçon avait-il raison ? Oui, assurément ; il devait au moins essayer. Oui, il devait tout tenter, coûte que coûte, pour protéger son frère des mauvais êtres, tout en devenant un allié pour lui plutôt qu’un ennemi.
Il suffisait simplement d’y croire d’après les dires de l’innocent jeune homme, mais le Changeur de Formes n’était pas certain…
_ Je peux vous aider, répéta le Chevalier. Mais il ne faut pas perdre Espoir.
Ainsi, dès le lendemain, le gel commença à céder la place à l’eau ruisselante sur les herbes naissantes, aux arbres, au sable. Seules les régions de l’extrême Nord et de l’extrême Sud restèrent blanches. Le Monde de Rexegan semblait être redevenu heureux. Comme soulagé, vidé de sa peine, riche d’une jeunesse belle et nouvelle. Presque éternelle…
Le Changeur de Formes aussi reprit espoir, et quitta sa cachette de gel en compagnie du jeune Chevalier de Glaces. Ensemble, ils cherchèrent Mataro dans tout Rexegan ; ils le trouvèrent à de nombreuses reprises, mais dès qu’ils parvenaient à le coincer, Iburo ne parvenant pas à toucher à son frère, donnait toute la force de son Âme dans ses actes, pour que ce dernier ait confiance en lui ; mais cela avançait doucement ; trop doucement à son goût.
Cependant, cela lui permit de trouver l’amitié de Laoke, ce qui n’était pas négligeable pour un être qui devrait vivre pour l’éternité. C’était comme une petite flamme au milieu d’un néant total.
Un jour, il eut une pensée fulgurante.
_ Mon ami, dit-il à Laoke alors qu’ils se reposaient dans une auberge non loin semblait-il de la cachette de Mataro. Lorsque tu étais enfant, aimais-tu les histoires ?
Ce soir-là, il avait pris la forme d'une femme chat, de la race des Félinés. Ses oreilles beiges rayées de brun étaient dressées au-dessus de sa tête, et ses yeux verts en forme d'amandes fixaient avec insistance le jeune homme.
_ Ma mère parvenait toujours à me bercer avec ça, répondit-il avec de la tristesse dans la voix. Maintenant, elle est morte.
_ Mais oui, fit alors Iburo. Cela fait rêver les enfants.
Laoke ne parvenait pas à comprendre ce qui venait de se passer dans la tête de son ami Immortel, mais il ne doutait pas une seconde de l’importance que cela avait dans l’esprit d’Iburo.
Le lendemain, ils devaient se rendre non loin, devant le plus grand Gouffre de Rexegan, Garvass, sur les terres d’Eryac. C’était là que Mataro avait disparu, ils devraient sans doute le trouver dans ce trou.
_ Je propose que nous nous reposions pour le moment, fit Laoke pour clore la conversation. Nous avons tous les deux besoin de nous reposer.
Ainsi, chacun dormit à sa façon, Laoke comme un homme, d’un sommeil assez réparateur ; Iburo comme un prédateur qui attend le moment propice, d’un sommeil léger. Enfin, le lendemain, ils sortirent de leur cachette, et marchèrent d’un même pas en direction du Gouffre de Garvass ; Ce jour-là, Iburo ressemblait à un Homme-Loup, d'un pelage blanc magnifique, il avait des yeux jaunes et seule, une de ses oreilles était grise ; Laoke parvenait difficilement à se faire à chaque nouvelle forme de l'Immortel, mais tendait à ne rien dire, peut-être cela l'aidait-il à se concentrer, ou à se sentir bien.
Lorsqu’ils se trouvèrent devant le Gouffre, ils arrêtèrent leur marche silencieuse et échangèrent un regard, et d’Homme-Loup, Iburo passa à une jeune femme dont les bras semblaient métalliques, dont les yeux avaient un regard d’un vert d’émeraude renversant. Son regard toujours planté dans celui du Mortel, Iburo posa une question :
_ Après ta mère, qui t’a éduqué ?
_ L'un des seuls chevaliers à ne pas s'être rebellé contre ton père. Il ne comprenait pas leur mouvement, alors il ne les a pas suivis. Il m’a trouvé dans la neige, alors que j’avais neuf ans. Il n’avait pas d’enfant, et il m’éleva comme si j’étais son propre fils. Il m’aima comme un père, m’apprit ses techniques. Puis, à son tour, il est mort. Les autres chevaliers ne sont jamais revenus, je sais bien qu’ils sont tous morts. Même si ça peut être toi, je ne…
_ C’est moi.
Le jeune Chevalier se tut, interdit. L’être aux mille formes avait les yeux braqués sur le gouffre, comme s’il revivait l’épique combat qu’il avait mené contre les anciens gardiens de l’ordre.
_ C’est moi qui les ai tués. J’étais tellement détruit par le fait qu’ils avaient fait du mal – même si ce n’était qu’en lui faisant peur – à mon frère que la fureur a guidé mes coups.
Laoke garda le silence. Iburo était pourtant un être bon, généreux et brave, comment avait-il pu faire une chose pareille ?
_ Mataro est l'unique frère que j'ai voulu avoir. En venant chez les Dieux, les Chevaliers ont tiré mon frère de son sommeil avant l’heure. La toute première image qu’il a enregistrée, c’est un mélange de haine, de souffrance et de mort. Alors la Peur s’est emparée de lui, et depuis ce jour, même moi, je représente une menace pour lui. Et pourtant, que ne donnerais-je pas pour le voir guéri ?
Sans un regard, le Changeur de Formes s’avança vers le gouffre, immédiatement suivi par le jeune Chevalier qui n’osa prononcer un mot, même pour essayer de lui remonter le moral.
Peu à peu, ils s’enfoncèrent dans les ténèbres du Gouffre. Alors qu'ils avançaient dans la pénombre, leurs par résonnant sur le sol, ils se rendirent compte qu'il régnait là un silence pesant, comme s'il n'y vécût plus aucun être.
Ils marchèrent longtemps jusqu’à ce qu’un bruit lourd retentisse devant eux dans le noir. Deux yeux jaunes s’allumèrent sous leurs regards surpris. Mataro était là. Changé en immense reptile à la queue dont la pointe était une griffe envenimée, il s’avança vers son frère qui se posta devant le jeune Chevalier comme pour le protéger d’un coup, et fit un pas en avant. L'autre se recula vivement tandis qu'Iburo se baissait humblement, et il l'eût jadis fait pour accueillir l'éternité donnée par Uhor et Taxar.
_ Écoute-moi, petit frère. Je vais te raconter une histoire. Il était une fois, un être unique créé par le Dieu des Dieux.
Il se mit alors à raconter sa véritable histoire, et même s'il y avait eu bataille autour d'eux, son frère n'aurait pas lâché son attention malgré toute la haine et toute la peur qu'il semblait éprouver en cet instant. Iburo sentait le cœur de Mataro palpiter, son cœur glacé auparavant par la terreur était devenu chaud comme un feu. Iburo parlait avec calme et simplicité, montrant indirectement à son frère le mal qu'il avait eu lorsqu'il devait le pourchasser sans relâche.
Alors qu’il allait achever son conte, alors qu’il annonçait la violence du frère du héros, alors qu’il allait donner les détails d’une lutte perdue d’avance par le personnage principal de l’histoire, la créature couina, comme si elle voulait que le héros parvienne à son but.
_ Mais il se releva, dit-il.
Les yeux de Mataro étaient illuminés de milliers d’étoiles, montrant qu’il brûlait d’envie de savoir la fin de cette histoire.
_ Il se releva et face à son frère, sur lequel il ne parvenait plus à lever la main, ne fut-ce pour se protéger, il sourit. Des larmes coulèrent sur ses joues. L’être face à lui vit l’état dans lequel il était, et sa peur céda place à la tristesse. Il s’approcha, et son aile rapprocha son adversaire contre lui, contre son cœur. Il avait enfin compris que son frère ne lui voulait pas de mal, qu’il désirait au contraire le protéger.
Tapi dans l’ombre parce qu’il s’était éloigné de la lutte mentale des deux frères, le Chevalier des Glaces pleurait, des larmes brûlantes coulaient le long de ses joues rougies par l’émotion. Si seulement l'Être de Peur parvenait à comprendre le sens caché de cette histoire.
Alors, la créature ne tint plus, et perdant petit à petit son enveloppe charnelle de Wiverne pour trouver celle d’un chiot, se jeta sur son frère en poussant de petits cris aigus, à la fois tristes et heureux.
Depuis ce jour, Iburo tenta de protéger son frère contre tous les mouvements, quels qu’ils soient, et Mataro devint moins agressif contre le Commandeur des Saisons.
Cependant, la peur ne pouvant pas quitter le corps et l’âme de la bête, celle-ci s’enfuit bien souvent, rattrapée très vite par Iburo et son ami Chevalier.
Afin d’être reconnu de son frère, le Changeur de Formes disait toujours « te souviens-tu de l’histoire des deux frères ? ».
Et Mataro arrêtait toute attaque pour se jeter dans les bras d'Iburo.
Mais un jour, un grand Seigneur Humain parvint à trouver la créature avant Iburo, la captura sans qu'elle fasse quoi que ce fût, et attendit, dans l'ombre. Apeuré, le Changeur de Formes supplia son père de donner sa fonction à un autre, car il devait quitter Rexegan pour trouver son frère : il avait cherché dans chaque coin et recoin, sous chaque pierre, derrière chaque feuille de Rexegan, et n’ayant rien trouvé, en avait conclu que Mataro avait quitté leur terre mère.
Néant, ne voulant pas lui faire peine ou mal, lui proposa de choisir lui-même son remplaçant, et, il choisit de désigner son ami Laoke. Ce dernier, ému par la confiance que portait l’Immortel à son égard, ne sut refuser l’offre.
Afin de lui donner la force de faire ce qu’il devait, ainsi que le temps, Taxar, Déesse de la Terre et de l’Eau, lui fit, seule, un baiser sur le front. De ce fait, il gagna la moitié de l’Immortalité dont disposait Iburo pour veiller sur Rexegan jusqu’au retour de son ami.
Ainsi soulagé, Iburo put partir de son monde et chercher ailleurs son frère. Dans sa quête désespérée, il rencontra des groupes d’aventuriers dont il apprit à connaître les univers, et qu’il aida, de temps à autres.
Au fur et à mesure qu’il avançait, son Espoir grandissait, il retrouverait son frère, coûte que coûte. De plus, les rencontres qu'il faisait, lui était bénéfique, il se servait de tout ce que l'on lui apprenait, et promettait à ses compagnons de voyage qu'il les retrouverait bientôt. Et jamais il ne perdit Espoir.
Mais un soir, tout changea, et son espoir trouva sa flamme vacillante…
Le monde qu’il explorait alors s’appelait Luv, et ses habitants les Livins. Particulièrement semblables aux humanoïdes de Rexegan, chacun possédait un pouvoir qui différait de celui des autres. Pourtant, chacun de ces dons était relié à d’autres par ce qu’ils appelaient le Temps des Naissances durant lequel ils avaient vu le jour.
Trois saisons dirigeaient ce monde. Les Torrents, saison des pluies aussi dévastatrices que bénéfiques, les Herbes, qui faisaient pousser les plantes et naître les animaux les plus communs, et les Vents qui asséchaient le sol, reprenaient et disséminaient sur la surface de Luv, ce que les deux autres saisons avaient donné.
On appelait aussi cela le Cycle des Graines.
Iburo voyageait sous forme humanoïde avec cinq jeunes guerriers, qui étaient les premiers auxquels il avait osé révéler son immense pouvoir. Ces jeunes gens avaient décidé de parcourir leur contrée entière, dans l’espoir de réunir quelques éventuels guerriers afin de renverser le pouvoir en place.
Leo, qui s’imposait comme guide de la bande, tout petit brun malgré son âge plus avancé que celui de ses compères, pouvait communiquer avec tout être végétal vivant ; Son frère Lyr, à peine plus grand que lui, trois ans plus jeune, était doué de télékinésie ; Egge, le plus jeune et le plus inexpérimenté, mais sans aucun doute le plus courageux d’entre tous, ne maîtrisait pas totalement son pouvoir, mais il avait la capacité de commander aux félins ; quant à Wolfay et Daïke, l’un avait la possibilité de faire bouger le sol, et l’autre créait des tempêtes de sable.
Ces cinq jeunes gens ne se séparaient jamais depuis leur plus jeune âge, puisqu’ils avaient vécu dans le même village, et avaient grandi ensemble.
Alors qu'ils tentaient de passer un mont noir comme le plumage d'un corbeau, noir de cendre, une sensation à la fois d'attirance et de répulsion les prit à la gorge. Lyr se figea sur place ; les autres firent de même, attendant sa réaction.
_ Quelle est cette étrange force ? Demanda l’enfant. As-tu déjà senti une telle présence, Iburo ?
_ Oui, répondit l'Éternel après avoir à son tour tendu à savoir d'où provenait cette sensation. Je connais bien ce flux. C’est un flux de tout, de rien. C’est ce qui compose chacun d’entre nous.
_ Il est vrai, continua un autre, que cette… présence semble à la fois pleine et vide.
Iburo n’y croyait pas, il sauta de joie au milieu de la pénombre. Trois rais de lumière apparurent, de la forme d’une porte.
_ Papa ! Hurla-t-il alors que Néant sortait de la porte de Lumière reliant leur monde.
Sous la forme d’un Loup Géant, le père d’Iburo s’approcha de son enfant, l’air grave et avec silence. Le Changeur de Formes se jeta sur lui et le serra dans ses bras de toutes ses forces : Il était tellement heureux de voir son père, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis longtemps, qu'il en oublia ses camarades de voyage.
_ Pourquoi viens-tu ? Cela doit être important.
_ En effet, ça l’est mon enfant.
Son ton était grave, il ne souriait pas. Il ne semblait même pas apprécier ces retrouvailles… Plus que sérieux, ça semblait terrible. Tandis que ses amis étaient en train de comprendre que le loup était son père, Iburo resta muet, espérant que ça ne concernait pas son frère.
_ Ce loup est ton père ? demanda le premier jeune homme.
_ Bien sûr ! Eclata l’Immortel, avant de reprendre : Bien plus que mon père, il est mon Créateur.
Le Changeur de Formes avait omis de dire à ses amis que son père était le Dieu des Dieux de son Monde, mais ce dernier ne se fit pas prier pour en parler.
_ Je suis le Néant, et c’est moi qui suis à l’origine du Monde de Rexegan, ainsi que d’Iburo et de son frère Mataro, dont il est à la recherche.
_ Il recherche son frère ? Demanda Egge de son habituel ton innocent.
_C’est son but principal. Son second devoir est d’aider les aventuriers.
Le Dieu des Dieux se tourna vers son fils et lui annonça :
_ Je sais où il se trouve.
Iburo sauta de joie, mais fut cependant vite ramené à la réalité : alors que le Changeur de Formes sentait son cœur battre la chamade, serrait tour à tour chacun de ses amis dans ses bras, son père reprit :
_ Il est arrivé quelque chose.
Là, la joie céda la place à la peur, l’amour à la haine. Tout, tout pouvait arriver sauf ça… Iburo espérait au plus profond de son âme que ce ne fut pas cet être…
_ Parle, tu me fais peur !
_ Il est entre les griffes d’un Monstre.
Le cœur de celui qui commandait auparavant aux Saisons s’arrêta de battre un moment, en même temps que sa respiration. Non, pas cette personne terrible qu’il haïssait ! Son teint devint plus clair.
_ Sko est devenu Maître du Taür et Dieu de la Mort. Pardonne-moi, je n’ai rien pu faire.
Malheureusement c’était bel et bien ce que redoutait tant Iburo. Le Royaume des Morts était à présent aux mains de cet infâme individu, et c’était pire que tout. Qu’allait-il pouvoir faire au Kark, le Loup Gardien et Juge de ce Royaume perdu et auparavant sans maître ? Qu’allait-il obliger Mataro à accomplir comme actes afin de servir ses funestes desseins ?
Le Changeur de Formes devint aussi blanc que neige et chancela, tremblotant. À bout de forces, ses jambes ne pouvant le soutenir plus longtemps, il tomba alors dans les bras d'un de ses amis.
_ Le Taür ? Qu'est-ce que c'est ?
_ Il s’agit du Royaume des Morts, répondit Néant. Il est gardé par le Kark, qui est un juge des bons et des mauvais actes accomplis par les individus passant la porte de la vie au cours de leur existence. Et Sko est un grand Seigneur humain qui ne rêvait que de pouvoir. Maintenant qu’il a mon fils…
Iburo devint plus blanc encore, presque transparent. Les traits de son visage vibraient dans un grésillement qui s’apparentait au dernier souffle d’un mourant. Le grand canidé s’approcha de lui et malgré sa grande panique, il parvint à garder un regard doux et glissa tendrement à son premier enfant :
_ Il a besoin de toi.
_ Je… sais…
Leo, Lyr, Egge, Wolfay et Daïke restèrent béats. Enfin, Lyr réagit en se jetant auprès de son ami Changeur de Formes :
_ Tu dois retrouver ton frère ! Ne t’inquiète pas pour nous. Sauver ton frère est plus important que nous aider dans notre tâche.
_ Ne perds pas Espoir, continua Daïke sur le même ton que Laoke autre fois.
À ce moment, un éclair de détermination brilla dans les yeux d'Iburo, qui reprit ses couleurs, et une lueur s’alluma dans son regard.
_ Mes amis, désolé de vous quitter. Mais je dois détruire un peuple.
À ces mots, tous restèrent pétrifiés, excepté le loup qui recula.
_ Tu n'as pas le droit d'écraser l'espèce humaine.
_ Si cette ordure a le droit d’enlever ou de faire du mal à mon frère, alors moi j’ai tous les droits, murmura Iburo.
Il prit dans ses bras chacun de ses amis, triste de devoir les quitter et d’avoir à affronter ce monstre de Sko.
Puis, alors que Néant s’était reculé, il lécha son index avant de l’appuyer sur une sorte de mur invisible, sortit une craie de sa poche, et traça un trait vertical de bas en haut, puis un trait horizontal plus petit et enfin retraça un trait vertical, de haut en bas. Puis il poussa au centre de sa figure géométrique, qui se découpa lentement dans une lumière éblouissante.
La porte venait de s’ouvrir vers un autre monde, illuminant les amis d’un soleil presque effrayant après les paroles prononcées.
_ N’entrez pas là ! Hurla Wolfay ayant pris peur. C’est l’antichambre de la Mort.
_ Non, répondit Néant. Il s’agit uniquement d’un lien vers notre Monde.
_ En êtes-vous certain ?
_ À bientôt, lança Iburo sans que le cœur y soit.
_ Tu y arriveras sans avoir à tuer, répondit Leo plein d’espoir. Tu y arriveras, j’en suis persuadé.
Néant ne savait que faire, il ne pouvait bouger…
Laissant ses amis seuls dans leur épopée, Iburo s’en retourna sur Rexegan.
Et avant d’aller dans le Royaume des Morts, par un chemin que seuls les Dieux et les mourants connaissaient, pour aller sauver son frère, il voulait assouvir sa vengeance sur quelques innocentes victimes humaines.
Mais alors qu’il fonçait vers les premières villes qu’il pouvait voir, sous forme d’un immense rapace aux couleurs chatoyantes, un éclair bleuté le frappa de plein fouet, ce qui eut le don de le sonner pendant quelques secondes.
Lorsqu’il percuta le sol, il se releva, prêt au combat, et vit, horrifié, son ancien ami Laoke.
_ Tu n’as aucun droit d’ôter la vie inutilement si tu as choisi le bien. Alors prends mon existence si tu tiens tant à tuer l’être humain, mais n’essaies pas de faucher d’autres vies avant la mienne.
Laoke savait parfaitement que le Changeur de forme ne pouvait pas porter un seul coup contre lui, et selon toute logique, il aurait dû reprendre conscience immédiatement.
Mais sa haine contre Sko et ce qu’il pouvait faire endurer à son pauvre frère réclamait un combat. C’est ainsi qu’il se jeta contre le jeune chevalier, et qu’un duel à la fin sans doute mortelle commença entre les deux anciens amis.
Malgré la carapace mentale aux paroles de l’Orque, l’Immortel retrouvait peu à peu son esprit d’antan, tandis que les coups se succédaient. Puis il en vint à se demander pourquoi il se battait contre celui qui avait été le premier à lui redonner l’espoir de retrouver son frère alors que tout semblait perdu. Il s’arrêta de lui-même. Essoufflé, perdu, incrédule quant à ce qu’il venait de faire. Laoke, quant à lui, semblait heureux et fier de ses paroles.
_ Mon ami, je suis…
_ Les excuses sont inutiles, je te comprends.
_ Alors que dois-je faire ?
Le jeune homme s’approcha de l’ancien être saisonnier, et posa une main sur son épaule.
_ À présent que ton frère a confiance en toi, tu dois lui donner confiance en lui.
Iburo s’envola alors, laissant son vieux compagnon seul sur ce monde, pour trouver l’espace qui séparait le Vivant du Mort. Il descendit le long couloir naturel qui séparait les deux Mondes, jusqu'à une immense porte à double battant. Une tête immense de loup aux yeux jaunes apparut alors, et sembla surprise de le voir. Le Kark.
_ Que fais-tu ici ? Demanda-t-il de sa voix ténébreuse. Tu n’es pas mort. Tu ne le peux.
_ Je viens chercher mon frère, laisse-moi passer.
_ Je n’ai pas le droit de désobéir au fils de notre concepteur. Tu peux entrer, mais fais très attention. Puisqu’il a été nommé Dieu, Sko est devenu l’égal de Taxar et d’Uhor.
_ Merci.
Les portes s’ouvrirent face au Changeur de Formes, qui le laissèrent passer. Là apparut directement le Monde des Morts, de son nom archéen Taür, qui veut dire « Repos ». Des centaines, non, des milliers d’âmes marchaient, courraient, dansaient, parlaient.
Il n'y avait aucun contraste entre une mauvaise et une bonne âme, et contrairement à ce qu’il pensait de ce monde qu’il n’avait jamais visité auparavant, Iburo découvrit qu’il y avait des fleurs, des arbres. C’était un monde comme le sien, il était fait d’âmes, c’était tout. Ces dernières le laissèrent passer.
Il marcha durant il ne sut combien de temps, entre ces êtres faits de lumière et de vapeur d'eau. Il marcha jusqu'à trouver enfin le temple d'un noir profond, de celui qui allait finir par devenir son pire ennemi.
Enfin arrivé face au siège de l’ex-Seigneur Humain, il s’agenouilla à contrecœur.
_ Un nouveau mort que je ne connais pas. Qui es-tu ? Donne-moi ton nom.
_ Je ne suis pas mort, et je m’appelle Iburo. Je suis venu chercher mon frère.
Un instant passa, silencieux, toutes les âmes avaient tourné les yeux, surprise. Puis le cruel Dieu éclata d’un rire sombre et monstrueux, avant de se reprendre :
_ Il n’en est pas question. Pour qui te prends-tu ?
_ Pour quelqu’un que vous offensez. Vous n’avez pas le droit de prendre la vie de mon frère, lâchez-le !
_ Je suis un Dieu, j’ai tous les droits. Tu n’auras pas ton frère.
Il prit une cage en acier dans laquelle un pauvre petit renard se débattait, puis l'ouvrit ; la bête sortit dans un bondissement surprenant, et se transforma en géante créature reptilienne aux écailles d’un noir écume et aux ailes dont l’envergure faisait peur. Ne voulant pas l’attaquer, Iburo lui lança :
_ Te souviens-tu de l’histoire des deux frères ?
La bête, de Dragon Noir, passa à un magnifique Dieu Chien blanc comme neige, ce qui fit sourire Iburo qui repensa alors à Néant son père. Mais Mataro laissa une lame fine et blanche sortir de son front de loup géant, ainsi que deux recourbées sortirent de sa gueule. Iburo devait continuer, il reprit :
_ À la fin, Tchabad Retrouve son frère.
Au nom de Tchabad, Mataro dressa les oreilles, comme s’il se souvenait de ce nom.
Ses yeux s’agrandirent et retrouvèrent cette expression enfantine qu’Iburo ne connaissait que trop bien.
L’homme assis sur son trône observait la scène, la colère dans les yeux.
_ Attaques-le, hurla-t-il. Sinon tu meurs.
À ces mots, la créature fit une mine de dégoût avant que de se jeter sur son frère à contrecœur. Iburo se laissa mordre et griffer.
Dans sa tête, les derniers mots de son ami Chevalier des Glaces résonnaient encore. Il fallait que Mataro ait confiance en lui, comme il eût eu confiance en son frère.
_ Tu ne mourras pas, criait-il à son frère. Moi, je te protégerai. Pokor est-il mort ? Non, il a toujours été protégé par Tchabad.
L’animal retint ses attaques, il hésitait, il ne voulait pas écouter son odieux maître, mais il ne voulait pas mourir non plus.
_ Si tu étais Pokor, que ferais-tu ?
Que ferait Mataro ? Il savait que Pokor aimait son frère, il savait parfaitement que Tchabad le protègerait. Alors s’il était Pokor, il ne ferait qu’écouter son frère. Il s‘arrêta. Si l’être qui se trouvait devant lui était Tchabad, il n’hésiterait pas et ferait tout ce qu’il voudrait. Et si Mataro était Pokor, cet être qui se tenait devant lui, qu’il venait de torturer sans le vouloir, cette créature vivante face à lui, cette personne appelée Iburo serait donc Tchabad.
_ Que fais-tu ? hurla le Dieu du Taür en se levant d’agacement de son siège. Je t'ai dit de le tuer !
_ Vous ne pouvez plus, rien contre lui ni contre moi, car nous sommes tous deux des Éternels. Personne ne peut vous reprendre l'Immortalité dont vous avez hérité par le baiser d'Uhor et de Taxar, vous resterez donc Dieu du Taür, mais sans Mataro. Vous ne pourrez gouverner que les morts. Cela vous apprendra à vous prendre pour l’Être le plus Puissant de tout Rexegan.
Depuis ce jour, Iburo et Mataro voyagent ensemble de par le Monde de Rexegan, en compagnie de temps à autres de leur ami Laoke. Jamais plus ils ne se sont séparés.
Elle, de son regard mauve perdu dans les immensités ténébreuses de la terre qui l’avait accueillie comme sa reine ; Lui, sentant et ressentant les volutes de fumée s'échappant de chaque chaumière gardant le feu qu'il avait appris à aimer comme un père.
Mais au travers de leurs pensées et ressentis, ils ne songeaient tous deux qu'à une seule chose, l'histoire de deux frères, comme ils en eussent une eux-mêmes, l'histoire d'une Liberté explosive qui se prend d'amour pour l'aventure et l'attachement à une âme sœur en l'être de la Peur elle-même
***
Il est une légende en Rexegan, selon laquelle, après avoir fabriqué l'univers tout entier, après avoir décidé de façonner un monde où la vie paraîtrait d'elle-même et non grâce à lui, Néant, le Dieu des Dieux, savait que ni lui ni les deux autres Dieux, Uhor du Feu et de la Brise, et Taxar de l'Eau et des Collines, ne sauraient veiller éternellement si peu nombreux sur ce Monde qu'ils aimaient tant. Ainsi, après avoir passé bien des années à réfléchir à la façon dont il allait procéder, il façonna une créature unique, à laquelle il donna le Libre Arbitre ainsi que la possibilité de changer de formes. La bête fut ensuite nommée par les Hommes, Iburo.
Lui ne donna pas de nom véritable à sa créature, pour qu'elle puisse avoir la totale liberté. Ce nom voulait dire en Danaéen, le langage perdu de ce peuple ancien « Celui qui Change » et « Celui qui Évolue ».
Avant de l’envoyer sur Rexegan avec la mission de veiller sur les Saisons, il l’amena voir les deux jeunes Dieux de Rexegan, sans lesquels Iburo ne pourrait jamais être éternel, jusqu’aux pieds de leurs trônes.
Sous forme d'un jeune fermier en signe d'humilité devant eux, la créature se présenta donc à Uhor et à Taxar et s'agenouilla face à leurs sièges respectifs.
Il pencha la tête en avant, vers chacun des deux Dieux, qui, l'un après l'autre, lui firent un baiser sur le front, signe de l'Éternité, lui donnant ainsi la vie inachevable dont il avait besoin pour veiller à son tour sur Rexegan.
Alors devenu indestructible, Iburo se lança tout d’abord dans l’exploration de son Monde, tout en changeant le climat partout où il passait et selon sa fantaisie. Les vallées verdoyantes du printemps revigorant, les alentours parsemés de merveilles des volcans terrifiants, les somptueuses guerres de couleurs entre les plantes des forêts et des bois souterrains, les douces allées et venues des oiseaux à leur gré parmi le merveilleux flot aérien… Rien n'était prêt à lui échapper tellement, il était avide de connaissances ; De plus, il avait la capacité à faire une chose grâce à sa Liberté : il pouvait au choix se battre pour le bien ou le mal. Loin de chercher à gagner en gloire, il décida de protéger la veuve et l’orphelin, et de défendre ce qui devenait alors son idéal, le Bien.
Bien entendu, tout d’abord aveuglé par sa soif de découvertes, Iburo ayant exploré jusqu’à la moindre parcelle de Rexegan s’en fut dans d’autres Mondes, car ayant encore envie de voir, d’apprendre. Cette erreur qu'avait commise Néant en ignorant qu'un jour, son enfant partirait faillit perdre Rexegan à jamais : En effet, l'un des Éternels étant absent, le Cycle des Saisons fut pris d'un déséquilibre plus brutal que jamais, et l'Hiver recouvrit la surface du Monde Rexegien. Les races résistaient tant bien que mal à cette Saison qui s'éternisait, mais Rexegan tout entier ne tiendrait pas longtemps.
Puis, on ne sut comment, Iburo revint, comprenant alors qu’il aurait pu causer l’extinction de son Monde. Alors, il retourna auprès des siens, renonçant de ce fait à ses si nombreux désirs d'explorations, et accepta son devoir de veiller sur les saisons de son Monde.
Cependant, le Changeur de Formes se sentait seul et s’ennuyait ferme dans sa triste solitude ; Ainsi, il alla voir son père afin de lui demander à créer un être qui serait son frère et qui partagerait ses aventures, à qui il confierait ses secrets et apprendrait ses savoirs. Voulant faire plaisir à son enfant, Néant ne put résister face à la petite souris toute blanche qu'était devenu Iburo lorsqu'il lui avait demandé à exaucer cette faveur, et entama la création d'un second Éternel.
Malheureusement, pendant ce temps-là, des hommes sur Rexegan, qui voulaient avoir, eux aussi, l'Immortalité étant donnée le fait qu'ils se battaient également pour la justice, des Grands Chevaliers qui avaient été, pour leur courage et leur force, choisis et formés par les deux jeunes Dieux et ainsi fait partie des Quatre grands Ordres de la Chevalerie, générèrent leur propre rébellion contre ceux qui avaient jadis mis tous leurs espoirs en eux.
Ils vinrent trouver directement les Dieux dans leur Royaume perché au-delà des consciences, et, sans chercher à savoir s’ils en ressortiraient morts ou vifs, commencèrent une lutte sans merci. Même s'il se savait intouchable, Iburo aida comme il pût Uhor et Taxar dans leur tâche de faire revenir les hommes sur leur décision, car plus loin, dans une salle claire et quasiment vide, à quelques pièces de là, Néant continuait la création de son second enfant.
Malgré toutes les paroles, tous les gestes, toutes les promesses, qu’ils allaient tenir sans doute, de la part des Dieux pour éviter les effusions de sang, les chevaliers étaient bien trop envahis par la haine ; Aucun des trois êtres supérieurs ne pouvait porter la main sur ceux qui avaient été auparavant des alliés, des amis, des élèves ; alors au fil du temps, voyant les êtres devenus leurs ennemis leur céder du terrain, les hommes chargés de colère parvinrent finalement jusqu’au retranchement le plus lointain des Dieux, la salle où Néant tentait coûte que coûte d’achever sa seconde création.
En entrant dans l'immense salle, les chevaliers en mirent la moindre parcelle sens dessus dessous, et firent alors un vacarme tellement monstrueux que la petite créature ouvrit les yeux avant l'heure. La peur au ventre, l’être inachevé s’en fut loin, aussi rapide que l’éclair.
Avec à la fois tristesse et colère dans l'âme, persuadé que mal venait d'être fait, Iburo massacra sans pouvoir lui-même se contrôler, tous les chevaliers présents chez les Dieux.
Puis dans sa lancée, il se mit en quête de retrouver l'être échappé afin que son père achève sa création. Néant le laissa faire sans même le réprimander d’avoir fait couler le sang dans un lieu divin.
Mais le nouveau-né, qui fut appelé par les hommes dans le langage commun Mataro, « Celui qui Fuit », « Celui qui Craint », ne se laissait pas attraper si facilement : croyant qu’il s’agissait sans aucun doute d’un nouvel ennemi, venu lui aussi le dévorer, il se terrait jour et nuit, et eut une idée dans sa peur, qui le frappa comme une lumière transperce la nuit. Il allait apprendre à devenir autre chose, comme cet être qui le poursuivait sans relâche. Bien entendu, son père Néant avait déjà semé les mêmes gènes qui se trouvaient aussi chez Iburo, et il ne lui fut pas difficile à venir à bout des transformations. Ainsi, lorsque son grand frère fut enfin parvenu à le retrouver, dans cette sordide grotte que même les chauves-souris avaient fuie, et à lui bloquer toutes les issues possibles, il changea de forme :
Face à la grande créature humaine qu’était devenue Iburo, la petite boule de poils blanche et innocente devint alors un dragon aussi noir que l’Univers et aussi terrible que le Feu.
Sachant parfaitement qu'il ne pourrait jamais combattre contre son propre frère, Iburo se laissa frapper, mordre et brûler sans riposter, car le moindre de ses coups à lui pouvait tuer Mataro, qui n'avait encore reçu la marque des Dieux. Et il ne voulait se résoudre à perdre son petit frère adoré.
Pas maintenant qu’il vivait, pas maintenant qu’il était là pour partager ses voyages, ses aventures, ses joies et désespoirs. Cependant, le nouvel être s’acharna si fort sur Iburo que ce dernier put à peine se relever après son combat duquel l'Être de Peur avait fui. Avant toute chose, il se dit alors qu’il devait tout faire pour que Mataro reçoive à son tour le Baiser des Dieux, car sa vie était fragile contrairement à celle du Changeur de Formes.
Il retourna dans la Demeure des Dieux, au milieu de la grande pagaille régnant dans le lieu, auprès de son père inquiet, afin de lui parler de ce qu’il venait de se passer. Néant, ne pouvant lui non plus souffrir plus longtemps, appela son autre fils, du fin fond de son cœur, grâce à ce lien qui unit celui qui crée à sa création. Ce dernier fut comme attiré par l’appel de celui dont il ignorait qu’il était l’enfant. Il sortit, pour la première fois, de sa cachette, sous forme d’un grand oiseau de toutes les couleurs, et s’élança vers l’endroit d’où provenait la voix sans réfléchir.
Lorsqu'il se retrouva face à Néant, Mataro se rendit compte que c'était le Dieu des Dieux qui l'avait appelé désespérément à lui et s'apprêta à fuir de nouveau, mais Iburo l'attrapa alors qu'il ne s'y attendait pas, et les deux jeunes Dieux accoururent afin de lui faire le baiser symbolique d’Éternité.
Ils eurent seulement quelques secondes pour ce faire, à peine le temps d’agir, que le pauvre Mataro, terrifié, se débattait déjà pour partir ou se battre.
_ Père, hurla Iburo. Père, ne peux-tu pas achever ton travail ? Ne peux-tu pas en faire un être normal ?
_ Je ne peux rien faire mon enfant, prononça à regret Néant. Je ne peux pas l’aider.
Se sentant défaillir, Iburo prit une teinte blanchâtre, ses traits devinrent fins, l’on pouvait presque voir à travers lui. Malgré tout, il tenait encore son frère à bout de bras.
_ Pourquoi ? Pourquoi ne peux-tu rien faire ?
Néant resta de marbre, ou feignit de ne pas entendre. Il tourna le dos à ses deux fils, l’un tenant l’autre qui tentait vainement de se défaire de l’emprise du premier. Sous sa majestueuse forme de loup géant, il s’éloigna de quelques pas, gardant le silence ; puis, il se tourna sans un bruit vers son fils et dit enfin :
_ Il est trop tard maintenant, pour que je puisse achever sa création. La première image de sa vie a été l’horreur, il ne changera jamais. Tous les êtres vivants, tous sans exception, sont désormais ses ennemis.
Détruit jusqu’au plus profond de son âme, déchiqueté, Iburo laissa ses jambes s’affaler au sol divin, lâchant par le même sentiment d’être à nouveau seul dans l’Univers, son frère qui s’en fut le plus loin possible des Dieux.
S’ensuivit alors un hiver bien plus rude encore que tous les précédents, et qui allait en être aussi le plus horrible que le Monde de Rexegan connait à ce jour. Iburo, ne parvenant pas à se ressaisir, ne pouvait se résoudre à penser que son propre frère le considérait comme son ennemi. Cela lui fendait le cœur. Peut-être aurait-il mieux valu alors le tuer plutôt que de lui faire subir une telle souffrance.
Le Changeur de Formes plongea alors le Monde de Rexegan dans un froid terrible, d’où personne, pas même lui, ne pourrait sortir. Pendant six années, il n’y eut plus qu’une seule saison, celle du froid, de la neige et de la glace, une saison qui mordait les régions les plus désertiques, aussitôt mortifiées face au froid.
Ceux que l’on appelait les chevaliers étaient des êtres humains qui vivaient en autarcie dans une contrée reculée, choisis dès leur enfance par une marque sur la joue, entrainés par des êtres que l’on disait bénis par les Dieux, et renforcés spirituellement et physiquement après des années d’entraînement. Ils étaient réunis en cinq grands ordres, portait chacun un totem différent suivant l'ordre auquel il appartenait et se devait de protéger le monde de Rexegan. Capables de manipuler la magie, ils représentaient chacun un objet, un sentiment ou une particule de l’un des cinq éléments fondamentaux qui composaient Rexegan. De chacun émanait une aura particulière, qui le différenciait des autres, et qui faisait comprendre à un œil averti quelle entité ils représentaient exactement.
L’ordre de la Salamandre, l’ordre de la Murène, l’ordre du Circaète, l’ordre du Lycaon et l’ordre du Scarabée, ces cinq ordres, représentant chacun le feu, l’eau, l’air, la terre et la vie, étaient les piliers de la vie en ce monde immense. Mais après la révolution qu’ils menèrent contre leurs créateurs, personne ne put reprendre le flambeau et transmettre la sagesse et la force aux nouveaux guerriers désignés pour se battre au nom du Bien.
Sachant qu'Iburo pouvait changer, grâce à sa formidable condition, un jeune Chevalier dont l'aura montrait qu'il était l'Orque, chevalier de la Glace de l'ordre de la Murène, vint le voir, dans son antre gelée, par-delà même les mers du Nord.
Il suffisait d’après lui de rallumer la flamme dans le cœur du Changeur de Formes pour qu’il continue de croire en l’Espoir, qui faisait que toute onde pouvait devenir vie. Et c’était ce que le jeune Chevalier comptait faire.
Lorsqu’il parvint dans l’Antre d’Iburo, au plus profond de ce que les peuples appelaient tout simplement le Monde Nordique, qui se trouvait être certainement l’endroit le plus glacial de Rexegan, il prit peur et manqua de s’enfuir. C’était si mort, si blanc, si terne… ce paysage ressemblait à un amas d’os assemblés depuis longtemps pour ne former qu’une masse compacte appelée sol.
Mais son cœur lui fit comprendre que s’il faisait demi-tour sans l’avoir au moins vu, tous les sacrifices que son village entier avait faits n’auraient servi à rien. Alors il entra.
Dans sa grotte blanche, sous la forme d’un des immenses humanoïdes de Rexegan, le Changeur de Formes dormait, du sommeil du juste. Au moment où le jeune homme allait le toucher, le Monstre bougea et dit d’une voix grave et résonnante :
_ Pourquoi es-tu venu, Chevalier de Glaces ?
_ Je suis là pour vous aider, répondit le jeune homme.
Sous sa forme de géant, Iburo tourna la tête et le jeune Chevalier comprit que la tâche n’allait pas être facile. Son regard était à la fois triste et gai, la créature semblait bonne et mauvaise. On ne pouvait savoir si elle voulait le bien ou le mal.
_ Tu es là pour m’aider, répéta pour lui Iburo, une once d’ironie dans la voix, avant de prendre un air plutôt las. Je n’ai pas besoin d’aide, j’ai besoin de mourir. Tu ne peux rien pour moi.
Le Chevalier, dont le nom était Laoke, savait faire des choses exceptionnelles, il pouvait changer l’air en vent gelé, la pluie en neige, l’eau en glace. Il prit une poignée de neige, dont il fit une boule qu’il laissa alors fondre dans le creux de ses mains tièdes. Lorsque la neige fut un bol d’eau, il la gela d’un seul coup, en faisait alors une coupelle de glace. Les yeux de l’immense bipède se fermèrent, puis se rouvrirent.
Sa forme changea, il se fit tout petit, tout velu, tout blanc ; il venait de se changer en Renard polaire. Ses grands yeux jaunis fixèrent le jeune homme qui posa la glace à terre, puis se pencha respectueusement vers l’animal :
_ Pourquoi perdez-vous espoir ? demanda-t-il. Toutes les créatures de Rexegan sont en train de périr à votre place ; n’aimez-vous donc pas votre monde ?
_ Je l’aimais, répondit Iburo dont la voix était alors féminine, douce et claire. Mais depuis la rébellion de tes ancêtres, depuis que mon frère ne vit que par la Peur, ma vie est totalement gâchée.
_ Vous êtes son frère, dit calmement le Chevalier. Et par ce fait, même s’il a peur de vous, il vous reconnaîtra par les liens du Sang, car ce qui coule dans ses veines coule dans les vôtres, vous avez été créés par le même Dieu. Il est impossible qu’il ignore que vous êtes son frère, et ce même s’il vous prend comme un ennemi. Il peut vous écouter, faire ce que vous dites. C'est vous qui ne l'écoutez pas et ne l'entendez pas crier sa peur.
_ Comment veux-tu entendre un être qui t’a fui aussi loin qu’il a pu ?
_ Il ne faut surtout jamais perdre Espoir. S’il ne vous écoute pas un jour, peut-être le fera-t-il le lendemain.
Iburo garda le silence. Ce garçon avait-il raison ? Oui, assurément ; il devait au moins essayer. Oui, il devait tout tenter, coûte que coûte, pour protéger son frère des mauvais êtres, tout en devenant un allié pour lui plutôt qu’un ennemi.
Il suffisait simplement d’y croire d’après les dires de l’innocent jeune homme, mais le Changeur de Formes n’était pas certain…
_ Je peux vous aider, répéta le Chevalier. Mais il ne faut pas perdre Espoir.
Ainsi, dès le lendemain, le gel commença à céder la place à l’eau ruisselante sur les herbes naissantes, aux arbres, au sable. Seules les régions de l’extrême Nord et de l’extrême Sud restèrent blanches. Le Monde de Rexegan semblait être redevenu heureux. Comme soulagé, vidé de sa peine, riche d’une jeunesse belle et nouvelle. Presque éternelle…
Le Changeur de Formes aussi reprit espoir, et quitta sa cachette de gel en compagnie du jeune Chevalier de Glaces. Ensemble, ils cherchèrent Mataro dans tout Rexegan ; ils le trouvèrent à de nombreuses reprises, mais dès qu’ils parvenaient à le coincer, Iburo ne parvenant pas à toucher à son frère, donnait toute la force de son Âme dans ses actes, pour que ce dernier ait confiance en lui ; mais cela avançait doucement ; trop doucement à son goût.
Cependant, cela lui permit de trouver l’amitié de Laoke, ce qui n’était pas négligeable pour un être qui devrait vivre pour l’éternité. C’était comme une petite flamme au milieu d’un néant total.
Un jour, il eut une pensée fulgurante.
_ Mon ami, dit-il à Laoke alors qu’ils se reposaient dans une auberge non loin semblait-il de la cachette de Mataro. Lorsque tu étais enfant, aimais-tu les histoires ?
Ce soir-là, il avait pris la forme d'une femme chat, de la race des Félinés. Ses oreilles beiges rayées de brun étaient dressées au-dessus de sa tête, et ses yeux verts en forme d'amandes fixaient avec insistance le jeune homme.
_ Ma mère parvenait toujours à me bercer avec ça, répondit-il avec de la tristesse dans la voix. Maintenant, elle est morte.
_ Mais oui, fit alors Iburo. Cela fait rêver les enfants.
Laoke ne parvenait pas à comprendre ce qui venait de se passer dans la tête de son ami Immortel, mais il ne doutait pas une seconde de l’importance que cela avait dans l’esprit d’Iburo.
Le lendemain, ils devaient se rendre non loin, devant le plus grand Gouffre de Rexegan, Garvass, sur les terres d’Eryac. C’était là que Mataro avait disparu, ils devraient sans doute le trouver dans ce trou.
_ Je propose que nous nous reposions pour le moment, fit Laoke pour clore la conversation. Nous avons tous les deux besoin de nous reposer.
Ainsi, chacun dormit à sa façon, Laoke comme un homme, d’un sommeil assez réparateur ; Iburo comme un prédateur qui attend le moment propice, d’un sommeil léger. Enfin, le lendemain, ils sortirent de leur cachette, et marchèrent d’un même pas en direction du Gouffre de Garvass ; Ce jour-là, Iburo ressemblait à un Homme-Loup, d'un pelage blanc magnifique, il avait des yeux jaunes et seule, une de ses oreilles était grise ; Laoke parvenait difficilement à se faire à chaque nouvelle forme de l'Immortel, mais tendait à ne rien dire, peut-être cela l'aidait-il à se concentrer, ou à se sentir bien.
Lorsqu’ils se trouvèrent devant le Gouffre, ils arrêtèrent leur marche silencieuse et échangèrent un regard, et d’Homme-Loup, Iburo passa à une jeune femme dont les bras semblaient métalliques, dont les yeux avaient un regard d’un vert d’émeraude renversant. Son regard toujours planté dans celui du Mortel, Iburo posa une question :
_ Après ta mère, qui t’a éduqué ?
_ L'un des seuls chevaliers à ne pas s'être rebellé contre ton père. Il ne comprenait pas leur mouvement, alors il ne les a pas suivis. Il m’a trouvé dans la neige, alors que j’avais neuf ans. Il n’avait pas d’enfant, et il m’éleva comme si j’étais son propre fils. Il m’aima comme un père, m’apprit ses techniques. Puis, à son tour, il est mort. Les autres chevaliers ne sont jamais revenus, je sais bien qu’ils sont tous morts. Même si ça peut être toi, je ne…
_ C’est moi.
Le jeune Chevalier se tut, interdit. L’être aux mille formes avait les yeux braqués sur le gouffre, comme s’il revivait l’épique combat qu’il avait mené contre les anciens gardiens de l’ordre.
_ C’est moi qui les ai tués. J’étais tellement détruit par le fait qu’ils avaient fait du mal – même si ce n’était qu’en lui faisant peur – à mon frère que la fureur a guidé mes coups.
Laoke garda le silence. Iburo était pourtant un être bon, généreux et brave, comment avait-il pu faire une chose pareille ?
_ Mataro est l'unique frère que j'ai voulu avoir. En venant chez les Dieux, les Chevaliers ont tiré mon frère de son sommeil avant l’heure. La toute première image qu’il a enregistrée, c’est un mélange de haine, de souffrance et de mort. Alors la Peur s’est emparée de lui, et depuis ce jour, même moi, je représente une menace pour lui. Et pourtant, que ne donnerais-je pas pour le voir guéri ?
Sans un regard, le Changeur de Formes s’avança vers le gouffre, immédiatement suivi par le jeune Chevalier qui n’osa prononcer un mot, même pour essayer de lui remonter le moral.
Peu à peu, ils s’enfoncèrent dans les ténèbres du Gouffre. Alors qu'ils avançaient dans la pénombre, leurs par résonnant sur le sol, ils se rendirent compte qu'il régnait là un silence pesant, comme s'il n'y vécût plus aucun être.
Ils marchèrent longtemps jusqu’à ce qu’un bruit lourd retentisse devant eux dans le noir. Deux yeux jaunes s’allumèrent sous leurs regards surpris. Mataro était là. Changé en immense reptile à la queue dont la pointe était une griffe envenimée, il s’avança vers son frère qui se posta devant le jeune Chevalier comme pour le protéger d’un coup, et fit un pas en avant. L'autre se recula vivement tandis qu'Iburo se baissait humblement, et il l'eût jadis fait pour accueillir l'éternité donnée par Uhor et Taxar.
_ Écoute-moi, petit frère. Je vais te raconter une histoire. Il était une fois, un être unique créé par le Dieu des Dieux.
Il se mit alors à raconter sa véritable histoire, et même s'il y avait eu bataille autour d'eux, son frère n'aurait pas lâché son attention malgré toute la haine et toute la peur qu'il semblait éprouver en cet instant. Iburo sentait le cœur de Mataro palpiter, son cœur glacé auparavant par la terreur était devenu chaud comme un feu. Iburo parlait avec calme et simplicité, montrant indirectement à son frère le mal qu'il avait eu lorsqu'il devait le pourchasser sans relâche.
Alors qu’il allait achever son conte, alors qu’il annonçait la violence du frère du héros, alors qu’il allait donner les détails d’une lutte perdue d’avance par le personnage principal de l’histoire, la créature couina, comme si elle voulait que le héros parvienne à son but.
_ Mais il se releva, dit-il.
Les yeux de Mataro étaient illuminés de milliers d’étoiles, montrant qu’il brûlait d’envie de savoir la fin de cette histoire.
_ Il se releva et face à son frère, sur lequel il ne parvenait plus à lever la main, ne fut-ce pour se protéger, il sourit. Des larmes coulèrent sur ses joues. L’être face à lui vit l’état dans lequel il était, et sa peur céda place à la tristesse. Il s’approcha, et son aile rapprocha son adversaire contre lui, contre son cœur. Il avait enfin compris que son frère ne lui voulait pas de mal, qu’il désirait au contraire le protéger.
Tapi dans l’ombre parce qu’il s’était éloigné de la lutte mentale des deux frères, le Chevalier des Glaces pleurait, des larmes brûlantes coulaient le long de ses joues rougies par l’émotion. Si seulement l'Être de Peur parvenait à comprendre le sens caché de cette histoire.
Alors, la créature ne tint plus, et perdant petit à petit son enveloppe charnelle de Wiverne pour trouver celle d’un chiot, se jeta sur son frère en poussant de petits cris aigus, à la fois tristes et heureux.
Depuis ce jour, Iburo tenta de protéger son frère contre tous les mouvements, quels qu’ils soient, et Mataro devint moins agressif contre le Commandeur des Saisons.
Cependant, la peur ne pouvant pas quitter le corps et l’âme de la bête, celle-ci s’enfuit bien souvent, rattrapée très vite par Iburo et son ami Chevalier.
Afin d’être reconnu de son frère, le Changeur de Formes disait toujours « te souviens-tu de l’histoire des deux frères ? ».
Et Mataro arrêtait toute attaque pour se jeter dans les bras d'Iburo.
Mais un jour, un grand Seigneur Humain parvint à trouver la créature avant Iburo, la captura sans qu'elle fasse quoi que ce fût, et attendit, dans l'ombre. Apeuré, le Changeur de Formes supplia son père de donner sa fonction à un autre, car il devait quitter Rexegan pour trouver son frère : il avait cherché dans chaque coin et recoin, sous chaque pierre, derrière chaque feuille de Rexegan, et n’ayant rien trouvé, en avait conclu que Mataro avait quitté leur terre mère.
Néant, ne voulant pas lui faire peine ou mal, lui proposa de choisir lui-même son remplaçant, et, il choisit de désigner son ami Laoke. Ce dernier, ému par la confiance que portait l’Immortel à son égard, ne sut refuser l’offre.
Afin de lui donner la force de faire ce qu’il devait, ainsi que le temps, Taxar, Déesse de la Terre et de l’Eau, lui fit, seule, un baiser sur le front. De ce fait, il gagna la moitié de l’Immortalité dont disposait Iburo pour veiller sur Rexegan jusqu’au retour de son ami.
Ainsi soulagé, Iburo put partir de son monde et chercher ailleurs son frère. Dans sa quête désespérée, il rencontra des groupes d’aventuriers dont il apprit à connaître les univers, et qu’il aida, de temps à autres.
Au fur et à mesure qu’il avançait, son Espoir grandissait, il retrouverait son frère, coûte que coûte. De plus, les rencontres qu'il faisait, lui était bénéfique, il se servait de tout ce que l'on lui apprenait, et promettait à ses compagnons de voyage qu'il les retrouverait bientôt. Et jamais il ne perdit Espoir.
Mais un soir, tout changea, et son espoir trouva sa flamme vacillante…
Le monde qu’il explorait alors s’appelait Luv, et ses habitants les Livins. Particulièrement semblables aux humanoïdes de Rexegan, chacun possédait un pouvoir qui différait de celui des autres. Pourtant, chacun de ces dons était relié à d’autres par ce qu’ils appelaient le Temps des Naissances durant lequel ils avaient vu le jour.
Trois saisons dirigeaient ce monde. Les Torrents, saison des pluies aussi dévastatrices que bénéfiques, les Herbes, qui faisaient pousser les plantes et naître les animaux les plus communs, et les Vents qui asséchaient le sol, reprenaient et disséminaient sur la surface de Luv, ce que les deux autres saisons avaient donné.
On appelait aussi cela le Cycle des Graines.
Iburo voyageait sous forme humanoïde avec cinq jeunes guerriers, qui étaient les premiers auxquels il avait osé révéler son immense pouvoir. Ces jeunes gens avaient décidé de parcourir leur contrée entière, dans l’espoir de réunir quelques éventuels guerriers afin de renverser le pouvoir en place.
Leo, qui s’imposait comme guide de la bande, tout petit brun malgré son âge plus avancé que celui de ses compères, pouvait communiquer avec tout être végétal vivant ; Son frère Lyr, à peine plus grand que lui, trois ans plus jeune, était doué de télékinésie ; Egge, le plus jeune et le plus inexpérimenté, mais sans aucun doute le plus courageux d’entre tous, ne maîtrisait pas totalement son pouvoir, mais il avait la capacité de commander aux félins ; quant à Wolfay et Daïke, l’un avait la possibilité de faire bouger le sol, et l’autre créait des tempêtes de sable.
Ces cinq jeunes gens ne se séparaient jamais depuis leur plus jeune âge, puisqu’ils avaient vécu dans le même village, et avaient grandi ensemble.
Alors qu'ils tentaient de passer un mont noir comme le plumage d'un corbeau, noir de cendre, une sensation à la fois d'attirance et de répulsion les prit à la gorge. Lyr se figea sur place ; les autres firent de même, attendant sa réaction.
_ Quelle est cette étrange force ? Demanda l’enfant. As-tu déjà senti une telle présence, Iburo ?
_ Oui, répondit l'Éternel après avoir à son tour tendu à savoir d'où provenait cette sensation. Je connais bien ce flux. C’est un flux de tout, de rien. C’est ce qui compose chacun d’entre nous.
_ Il est vrai, continua un autre, que cette… présence semble à la fois pleine et vide.
Iburo n’y croyait pas, il sauta de joie au milieu de la pénombre. Trois rais de lumière apparurent, de la forme d’une porte.
_ Papa ! Hurla-t-il alors que Néant sortait de la porte de Lumière reliant leur monde.
Sous la forme d’un Loup Géant, le père d’Iburo s’approcha de son enfant, l’air grave et avec silence. Le Changeur de Formes se jeta sur lui et le serra dans ses bras de toutes ses forces : Il était tellement heureux de voir son père, dont il n'avait pas eu de nouvelles depuis longtemps, qu'il en oublia ses camarades de voyage.
_ Pourquoi viens-tu ? Cela doit être important.
_ En effet, ça l’est mon enfant.
Son ton était grave, il ne souriait pas. Il ne semblait même pas apprécier ces retrouvailles… Plus que sérieux, ça semblait terrible. Tandis que ses amis étaient en train de comprendre que le loup était son père, Iburo resta muet, espérant que ça ne concernait pas son frère.
_ Ce loup est ton père ? demanda le premier jeune homme.
_ Bien sûr ! Eclata l’Immortel, avant de reprendre : Bien plus que mon père, il est mon Créateur.
Le Changeur de Formes avait omis de dire à ses amis que son père était le Dieu des Dieux de son Monde, mais ce dernier ne se fit pas prier pour en parler.
_ Je suis le Néant, et c’est moi qui suis à l’origine du Monde de Rexegan, ainsi que d’Iburo et de son frère Mataro, dont il est à la recherche.
_ Il recherche son frère ? Demanda Egge de son habituel ton innocent.
_C’est son but principal. Son second devoir est d’aider les aventuriers.
Le Dieu des Dieux se tourna vers son fils et lui annonça :
_ Je sais où il se trouve.
Iburo sauta de joie, mais fut cependant vite ramené à la réalité : alors que le Changeur de Formes sentait son cœur battre la chamade, serrait tour à tour chacun de ses amis dans ses bras, son père reprit :
_ Il est arrivé quelque chose.
Là, la joie céda la place à la peur, l’amour à la haine. Tout, tout pouvait arriver sauf ça… Iburo espérait au plus profond de son âme que ce ne fut pas cet être…
_ Parle, tu me fais peur !
_ Il est entre les griffes d’un Monstre.
Le cœur de celui qui commandait auparavant aux Saisons s’arrêta de battre un moment, en même temps que sa respiration. Non, pas cette personne terrible qu’il haïssait ! Son teint devint plus clair.
_ Sko est devenu Maître du Taür et Dieu de la Mort. Pardonne-moi, je n’ai rien pu faire.
Malheureusement c’était bel et bien ce que redoutait tant Iburo. Le Royaume des Morts était à présent aux mains de cet infâme individu, et c’était pire que tout. Qu’allait-il pouvoir faire au Kark, le Loup Gardien et Juge de ce Royaume perdu et auparavant sans maître ? Qu’allait-il obliger Mataro à accomplir comme actes afin de servir ses funestes desseins ?
Le Changeur de Formes devint aussi blanc que neige et chancela, tremblotant. À bout de forces, ses jambes ne pouvant le soutenir plus longtemps, il tomba alors dans les bras d'un de ses amis.
_ Le Taür ? Qu'est-ce que c'est ?
_ Il s’agit du Royaume des Morts, répondit Néant. Il est gardé par le Kark, qui est un juge des bons et des mauvais actes accomplis par les individus passant la porte de la vie au cours de leur existence. Et Sko est un grand Seigneur humain qui ne rêvait que de pouvoir. Maintenant qu’il a mon fils…
Iburo devint plus blanc encore, presque transparent. Les traits de son visage vibraient dans un grésillement qui s’apparentait au dernier souffle d’un mourant. Le grand canidé s’approcha de lui et malgré sa grande panique, il parvint à garder un regard doux et glissa tendrement à son premier enfant :
_ Il a besoin de toi.
_ Je… sais…
Leo, Lyr, Egge, Wolfay et Daïke restèrent béats. Enfin, Lyr réagit en se jetant auprès de son ami Changeur de Formes :
_ Tu dois retrouver ton frère ! Ne t’inquiète pas pour nous. Sauver ton frère est plus important que nous aider dans notre tâche.
_ Ne perds pas Espoir, continua Daïke sur le même ton que Laoke autre fois.
À ce moment, un éclair de détermination brilla dans les yeux d'Iburo, qui reprit ses couleurs, et une lueur s’alluma dans son regard.
_ Mes amis, désolé de vous quitter. Mais je dois détruire un peuple.
À ces mots, tous restèrent pétrifiés, excepté le loup qui recula.
_ Tu n'as pas le droit d'écraser l'espèce humaine.
_ Si cette ordure a le droit d’enlever ou de faire du mal à mon frère, alors moi j’ai tous les droits, murmura Iburo.
Il prit dans ses bras chacun de ses amis, triste de devoir les quitter et d’avoir à affronter ce monstre de Sko.
Puis, alors que Néant s’était reculé, il lécha son index avant de l’appuyer sur une sorte de mur invisible, sortit une craie de sa poche, et traça un trait vertical de bas en haut, puis un trait horizontal plus petit et enfin retraça un trait vertical, de haut en bas. Puis il poussa au centre de sa figure géométrique, qui se découpa lentement dans une lumière éblouissante.
La porte venait de s’ouvrir vers un autre monde, illuminant les amis d’un soleil presque effrayant après les paroles prononcées.
_ N’entrez pas là ! Hurla Wolfay ayant pris peur. C’est l’antichambre de la Mort.
_ Non, répondit Néant. Il s’agit uniquement d’un lien vers notre Monde.
_ En êtes-vous certain ?
_ À bientôt, lança Iburo sans que le cœur y soit.
_ Tu y arriveras sans avoir à tuer, répondit Leo plein d’espoir. Tu y arriveras, j’en suis persuadé.
Néant ne savait que faire, il ne pouvait bouger…
Laissant ses amis seuls dans leur épopée, Iburo s’en retourna sur Rexegan.
Et avant d’aller dans le Royaume des Morts, par un chemin que seuls les Dieux et les mourants connaissaient, pour aller sauver son frère, il voulait assouvir sa vengeance sur quelques innocentes victimes humaines.
Mais alors qu’il fonçait vers les premières villes qu’il pouvait voir, sous forme d’un immense rapace aux couleurs chatoyantes, un éclair bleuté le frappa de plein fouet, ce qui eut le don de le sonner pendant quelques secondes.
Lorsqu’il percuta le sol, il se releva, prêt au combat, et vit, horrifié, son ancien ami Laoke.
_ Tu n’as aucun droit d’ôter la vie inutilement si tu as choisi le bien. Alors prends mon existence si tu tiens tant à tuer l’être humain, mais n’essaies pas de faucher d’autres vies avant la mienne.
Laoke savait parfaitement que le Changeur de forme ne pouvait pas porter un seul coup contre lui, et selon toute logique, il aurait dû reprendre conscience immédiatement.
Mais sa haine contre Sko et ce qu’il pouvait faire endurer à son pauvre frère réclamait un combat. C’est ainsi qu’il se jeta contre le jeune chevalier, et qu’un duel à la fin sans doute mortelle commença entre les deux anciens amis.
Malgré la carapace mentale aux paroles de l’Orque, l’Immortel retrouvait peu à peu son esprit d’antan, tandis que les coups se succédaient. Puis il en vint à se demander pourquoi il se battait contre celui qui avait été le premier à lui redonner l’espoir de retrouver son frère alors que tout semblait perdu. Il s’arrêta de lui-même. Essoufflé, perdu, incrédule quant à ce qu’il venait de faire. Laoke, quant à lui, semblait heureux et fier de ses paroles.
_ Mon ami, je suis…
_ Les excuses sont inutiles, je te comprends.
_ Alors que dois-je faire ?
Le jeune homme s’approcha de l’ancien être saisonnier, et posa une main sur son épaule.
_ À présent que ton frère a confiance en toi, tu dois lui donner confiance en lui.
Iburo s’envola alors, laissant son vieux compagnon seul sur ce monde, pour trouver l’espace qui séparait le Vivant du Mort. Il descendit le long couloir naturel qui séparait les deux Mondes, jusqu'à une immense porte à double battant. Une tête immense de loup aux yeux jaunes apparut alors, et sembla surprise de le voir. Le Kark.
_ Que fais-tu ici ? Demanda-t-il de sa voix ténébreuse. Tu n’es pas mort. Tu ne le peux.
_ Je viens chercher mon frère, laisse-moi passer.
_ Je n’ai pas le droit de désobéir au fils de notre concepteur. Tu peux entrer, mais fais très attention. Puisqu’il a été nommé Dieu, Sko est devenu l’égal de Taxar et d’Uhor.
_ Merci.
Les portes s’ouvrirent face au Changeur de Formes, qui le laissèrent passer. Là apparut directement le Monde des Morts, de son nom archéen Taür, qui veut dire « Repos ». Des centaines, non, des milliers d’âmes marchaient, courraient, dansaient, parlaient.
Il n'y avait aucun contraste entre une mauvaise et une bonne âme, et contrairement à ce qu’il pensait de ce monde qu’il n’avait jamais visité auparavant, Iburo découvrit qu’il y avait des fleurs, des arbres. C’était un monde comme le sien, il était fait d’âmes, c’était tout. Ces dernières le laissèrent passer.
Il marcha durant il ne sut combien de temps, entre ces êtres faits de lumière et de vapeur d'eau. Il marcha jusqu'à trouver enfin le temple d'un noir profond, de celui qui allait finir par devenir son pire ennemi.
Enfin arrivé face au siège de l’ex-Seigneur Humain, il s’agenouilla à contrecœur.
_ Un nouveau mort que je ne connais pas. Qui es-tu ? Donne-moi ton nom.
_ Je ne suis pas mort, et je m’appelle Iburo. Je suis venu chercher mon frère.
Un instant passa, silencieux, toutes les âmes avaient tourné les yeux, surprise. Puis le cruel Dieu éclata d’un rire sombre et monstrueux, avant de se reprendre :
_ Il n’en est pas question. Pour qui te prends-tu ?
_ Pour quelqu’un que vous offensez. Vous n’avez pas le droit de prendre la vie de mon frère, lâchez-le !
_ Je suis un Dieu, j’ai tous les droits. Tu n’auras pas ton frère.
Il prit une cage en acier dans laquelle un pauvre petit renard se débattait, puis l'ouvrit ; la bête sortit dans un bondissement surprenant, et se transforma en géante créature reptilienne aux écailles d’un noir écume et aux ailes dont l’envergure faisait peur. Ne voulant pas l’attaquer, Iburo lui lança :
_ Te souviens-tu de l’histoire des deux frères ?
La bête, de Dragon Noir, passa à un magnifique Dieu Chien blanc comme neige, ce qui fit sourire Iburo qui repensa alors à Néant son père. Mais Mataro laissa une lame fine et blanche sortir de son front de loup géant, ainsi que deux recourbées sortirent de sa gueule. Iburo devait continuer, il reprit :
_ À la fin, Tchabad Retrouve son frère.
Au nom de Tchabad, Mataro dressa les oreilles, comme s’il se souvenait de ce nom.
Ses yeux s’agrandirent et retrouvèrent cette expression enfantine qu’Iburo ne connaissait que trop bien.
L’homme assis sur son trône observait la scène, la colère dans les yeux.
_ Attaques-le, hurla-t-il. Sinon tu meurs.
À ces mots, la créature fit une mine de dégoût avant que de se jeter sur son frère à contrecœur. Iburo se laissa mordre et griffer.
Dans sa tête, les derniers mots de son ami Chevalier des Glaces résonnaient encore. Il fallait que Mataro ait confiance en lui, comme il eût eu confiance en son frère.
_ Tu ne mourras pas, criait-il à son frère. Moi, je te protégerai. Pokor est-il mort ? Non, il a toujours été protégé par Tchabad.
L’animal retint ses attaques, il hésitait, il ne voulait pas écouter son odieux maître, mais il ne voulait pas mourir non plus.
_ Si tu étais Pokor, que ferais-tu ?
Que ferait Mataro ? Il savait que Pokor aimait son frère, il savait parfaitement que Tchabad le protègerait. Alors s’il était Pokor, il ne ferait qu’écouter son frère. Il s‘arrêta. Si l’être qui se trouvait devant lui était Tchabad, il n’hésiterait pas et ferait tout ce qu’il voudrait. Et si Mataro était Pokor, cet être qui se tenait devant lui, qu’il venait de torturer sans le vouloir, cette créature vivante face à lui, cette personne appelée Iburo serait donc Tchabad.
_ Que fais-tu ? hurla le Dieu du Taür en se levant d’agacement de son siège. Je t'ai dit de le tuer !
_ Vous ne pouvez plus, rien contre lui ni contre moi, car nous sommes tous deux des Éternels. Personne ne peut vous reprendre l'Immortalité dont vous avez hérité par le baiser d'Uhor et de Taxar, vous resterez donc Dieu du Taür, mais sans Mataro. Vous ne pourrez gouverner que les morts. Cela vous apprendra à vous prendre pour l’Être le plus Puissant de tout Rexegan.
Depuis ce jour, Iburo et Mataro voyagent ensemble de par le Monde de Rexegan, en compagnie de temps à autres de leur ami Laoke. Jamais plus ils ne se sont séparés.
Merci à vous, mes chers personnages
De me faire vivre vos aventures…
De me faire vivre vos aventures…